Le romancier portatif
Les animaux en captivité développent des tics. Ils grignotent leur écuelle, font d'interminables promenades en huit ou se grattent jusqu'à l'os.
L'écrivain ne fait pas exception: durant les milliers d'heures qu'il passe enchaîné à son clavier, il n'est pas rare que l'animal développe sa petite collection de manies.
En ce qui me concerne, par exemple, j'ai jeté les dés d'un ancien jeu de Monopoly, j'ai lu les manchettes du Nunatsiaq News (l'hebdomadaire d'Iqaluit), j'ai rêveusement manipulé – au choix – un morceau de minerai d'ilménite ramassé à Saint-Urbain PQ, un pinceau en soies de porc, ou mon vieil Opinel no 7.
Les manies sont souvent arbitraires, mais il arrive qu'elles soient liées à un aspect du récit: un personnage, un concept moteur.
Par les temps qui courent, par exemple, j'écris sur les ruches et les abeilles. Or, ma consommation de miel a pris des proportions telles que j'en garde maintenant un pot à portée de main, à côté de mon ordinateur.
(Je précise qu'il s'agit d'un miel exceptionnel, produit à Saint-Paul-de-la-Croix. Je songe à inclure mon apiculteur et ses abeilles dans les remerciements de mon prochain roman.)
Ces manies pourraient sembler bénignes, voire purement décoratives. Certaines jouent pourtant un rôle précis: elles agissent comme liant. Elles contribuent à la continuité du lieu et des circonstances où se développe le récit.
C'est le grand défi de l'écrivain – à tout le moins du romancier: garder le cap. Persister. Se replonger dans le même bain, chaque matin, mois après mois.
L'écrivain est un animal d'habitudes – et qu'est-ce qu'une manie, sinon une pathologie mineure de l'habitude?
Lorsqu'Ernest Hemingway terminait une journée de travail, il laissait une phrase en suspens. Il lui suffisait de la compléter, le jour suivant, pour enchaîner naturellement. Et Stendhal, lorsqu'il écrivait la Chartreuse de Parme, lisait chaque matin quelques pages du Code civil afin de "prendre le ton", "d'être toujours naturel".
Pour ma (très modeste) part, j'écoute certaines chansons en boucle – jusqu'à 50 fois par jour. Il n'y a qu'à remettre la même chanson, le lendemain matin, pour se replonger aussitôt dans l'état d'esprit de la veille.
Ces petites manies sont souvent matérielles. Elles reposent sur des fétiches, des objets, des meubles – ce qui met en lumière un détail important: le romancier est un mammifère sédentaire.
À cet égard, je suis le spécimen type. J'ai toujours eu de la difficulté à bien travailler sur la route. L'absence d'ergonomie est un facteur important: qui n'a jamais rédigé quelques feuillets dans un bus, avec l'ordinateur en équilibre sur la tablette à café, ne sait rien de l'insondable fragilité de l'inspiration.
Mais le problème dépasse le simple confort matériel: il touche le confort de l'esprit. Voilà en fin de compte ce que procurent manies et bibelots.
Le sujet me semble d'autant plus actuel qu'il touche la portabilité croissante de nos outils de travail: l'omniprésence des téléphones intelligents et autres tablettes, ces ordinateurs portables qui ne coûtent plus rien, sans oublier le nuage de données, les réseaux sans fil, les applications de partage et de synchronisation.
Nous nous échinons à désintégrer le bureau, à le faire tenir dans la paume de la main. Mais le romancier est-il vraiment portatif? Ses manies sont-elles transportables?
Il reste bien sûr l'option spartiate: tout dans le crâne. Rien à traîner.
Cette approche est semble-t-il à la mode au sud de la frontière, où se multiplient les reportages sur ces types qui se départissent de tout, ne gardent que le très strict minimum.
Je pense au cas de Rolf Potts, un auteur de guides de voyage qui s'apprête à faire le tour du monde en 12 pays et 42 jours, en n'emportant pour tout bagage que ce qui pourra tenir dans sa veste.
Bref, je vais bientôt partir une semaine en Australie pour participer à deux festivals littéraires – et cette question me travaille. J'ai beaucoup trop de boulot pour me permettre de ne pas emporter mon ordinateur, mais je sais que, à défaut de recréer mon espace vital, je ne serai bon à rien.
Alors en attendant de devenir un romancier spartiate, je jouerai de prudence et je glisserai dans mes bagages un petit flacon de miel.
Un flacon de 100 ml ou moins, bien sûr.
ah les voyages; j’oublie le nom de cet auteur (australien-Hindoue ) , mais je me souviens que Johnny Depp a acheté les droits de son méga-roman pour le ciné, qui a fui l’Australie et la prison et qui ne transporte que sa clef USB..son roman est dans sa main ou autour de son poignet … pot de miel ??? vraiment??? et la surveillance à la douane ; peut-on franchir les frontières avec un pot de miel ???conséquence de la curisoité éveillée des douaniers: full body search !!!!
Commentaire très pertinent. Ne jamais prendre la moindre chance avec la sécurité, les douanes ou l’immigration. Je me souviens avoir déjà énervé un officier américain qui voulait savoir « quel genre de livres j’écrivais ». Depuis, si on me pose la question, je fais des livres-dans-le-genre-Dan-Brown. C’est on habit de camouflage…