"Une poule", écrivait Julian Barnes, "est le moyen que prend un ouf pour produire un autre ouf."
Je me répète souvent cette boutade, histoire de me rappeler l'importance d'envisager certaines situations sous un angle diamétralement opposé. On gagne souvent à prendre un problème à rebours.
Prenez le cas de l'écrivain. On le présente comme un individu qui conçoit et rédige des textes d'une taille appréciable, généralement imprimés et diffusés sous forme de livre.
Le lecteur, pour sa part, n'arrive dans l'équation que par la suite, lorsque le romancier a quitté l'édifice. Ce décalage a fait dire aux théoriciens sociocritiques que la réception de la littérature était aléatoire. Impossible de déterminer qui lira un bouquin, ni où, ni comment.
Dans la galaxie Gutenberg, le lecteur tient lieu de matière sombre. Il est d'ailleurs de bon ton, parmi les écrivains académiques, de prétendre ne pas s'occuper du lecteur.
Mais peut-être faisons-nous erreur? Peut-être concevons-nous la chaîne de production dans le mauvais sens?
Et si, en fait, le livre était simplement le moyen que l'écrivain utilisait (plus ou moins consciemment) afin de créer une communauté? Et si c'était le lecteur qui constituait l'objectif de l'écriture, et non le livre – banal catalyseur d'encre et de papier?
Après tout, le lecteur dure plus longtemps que le livre, lequel se voit éjecté dans la haute atmosphère comme l'étage usagé d'une fusée.
Cette idée m'est venue à l'esprit alors que je lisais ce texte où un blogueur énumérait dans le détail ses commentaires et annotations en marge du roman Pattern Recognition, de William Gibson.
Rien n'y échappait: coquilles, erreurs et anachronismes. Il soulignait les tics, les autoréférences, les redondances. Chipotait jusqu'à la ponctuation, l'orthographe et autres miettes.
La lecture de cette liste m'a plongé dans l'inconfort, peut-être à cause de l'ambiguïté du ton: je ne parvenais pas à établir avec certitude si, en fin de compte, le type avait apprécié ou non le roman.
Entre peaufinage et décapage, la différence est parfois mince.
Une chose me semblait cependant certaine: ce genre de lecture minutieuse me semblait assez typique du lecteur de Gibson.
Gibson, voyez-vous, est un romancier sérieux. Même lorsqu'il fait de l'humour, il s'agit d'humour sérieux – cérébral, pince-sans-rire et au troisième niveau. Qui tient dans les détails. Un humour ninja, qui se déplace sans bruit, dans les cages d'ascenseur.
(Tout le contraire d'un Neal Stephenson, soit dit en guise de contre-exemple, qui fait de l'humour même lorsqu'il est sérieux.)
Bref, il ne faut pas s'étonner que le lectorat de Gibson soit lui aussi sérieux. Gibson a rameuté ces gens, après tout. Il a créé un lecteur à son image, un lecteur gibsonien, et chaque roman de Gibson contribue à renforcer l'identité de ce lecteur.
Ne dit-on pas d'un lecteur fidèle qu'il suit un auteur?
Dans la même veine, on pourrait s'amuser à faire le portrait-robot des lecteurs balzacien, calvinesque, mironien, conradien. À chaque auteur son lecteur, assemblé avec plus ou moins de conscience, plus ou moins de pérennité – plus ou moins de talent, en somme.
Car voilà bien le bénéfice de cet inhabituel point de vue: il remet en cause la nature même de ce concept usé que l'on nomme "talent".
Dans un monde idéal, nous jugeons le talent d'un écrivain au regard du texte qu'il a écrit, voire du texte qu'il entendait écrire. Et si nous jugions plutôt le talent de l'écrivain en étudiant la nature de son lecteur?
À bien y regarder, de nombreuses questions sur le livre se transposent tout naturellement à son lecteur.
S'agit-il d'un lecteur rigoureux, érudit, intelligent, sensible, novateur, intéressant? Est-ce un lecteur ambitieux, prometteur ou bâclé? Ce lecteur vieillira-t-il bien? Survivra-t-il à son auteur, à son époque? Est-ce bien le lecteur que désirait créer l'auteur?
Cette approche ne jette pas les bases d'une nouvelle critique – il ne faut pas charrier -, mais elle introduit certainement une nouvelle compréhension des relations entre l'auteur et son lecteur.
Alors la prochaine fois que vous ferez la queue au Salon du livre, un bouquin dans la main gauche et un stylo Bic dans la main droite, ne vous demandez pas à quoi ressemblera l'auteur. Demandez-vous plutôt à quoi vous ressemblez.
Quel regard l'auteur portera-t-il sur sa créature?
Plutôt Pygmalion, ou plutôt Frankenstein?
Juger le talent de l’écrivain en étudiant la nature de son lectorat.
Mais comment est-ce que l’on ferait cela ?
Les instances où le lecteur se révèle sont rares. Ou particulières à certaines littératures. Historiquement, les fans de SF ont toujours été très actifs, organisant des conventions, publiant des zines, allant parfois jusqu’à écrire de nouvelles histoires avec leurs personnages favoris. Les gens de BD sont comme ça aussi. Les amateurs de Littérature avec une majuscule ne sont pas comme ça du tout. Ils sont plutôt passifs et laissent l’appréciation de leurs auteurs aux soins des professionnels de la critique, des universitaires, ou d’autres écrivains.
Combien de lecteurs se donnent la peine d’écrire sur leurs auteurs préférés, ne serait-ce que pour définir pourquoi ils les aiment ? Assez peu, forcément. C’est drôle, parce que c’est un exercice plutôt satisfaisant. La satisfaction ne venant pas de la publication de ses opinions, mais de leur juste expression.