Hors champ

Aimer haïr Houellebecq

Vous avez entendu le brouhaha: Michel Houellebecq se serait livré au pire du pire, à l'ignominie capitale.

Les pièces à conviction sont assez peu ambiguës. Quatre ou cinq passages de La Carte et le Territoire seraient en cause. Quelques paragraphes honteux, recopiés sur divers sites Web – notamment Wikipédia.

Bien entendu, l'auteur se défend. Invoque le procédé littéraire. Appelle à la barre des témoins deux prestigieux morts, Perec et Borges.

L'évocation de ces deux larrons devrait suffire à me rendre sympathique à la cause de Houellebecq. Pourtant, le détail de son plaidoyer – ou le simple fait qu'il décide de se défendre – me laisse froid.

Je ne vois pas ce que l'on pourrait attendre d'un romancier en pareille situation. Une preuve d'honnêteté? Restons sérieux: le travail d'un romancier repose essentiellement sur la malhonnêteté.

Le travail d'un bon romancier, en tout cas.

Je ne veux ni défendre ni accuser Houellebecq. Pas envie de sauter dans ce bateau-là. Je trouve seulement que cette accusation de plagiat cache plusieurs accusations implicites, dont la plupart n'ont rien à voir avec la littérature.

La première accusation saute aux yeux: on reproche à Houellebecq son personnage sulfureux, son attitude, ses sorties médiatiques. Le plagiat n'est qu'un argument de plus dans la liste, un détail qui manquait au portrait.

Autrement dit: pour ceux qui aiment haïr Houellebecq, cette histoire est un véritable cri de ralliement.

La seconde accusation, implicite, concerne la source même du plagiat: Wikipédia. On n'ose le dire franchement, mais il persiste comme un léger mépris envers l'encyclopédie collaborative – le côté "place publique", l'absence de signataire, l'empirisme, les dérapages – et ce mépris se répercute tacitement sur Houellebecq.

(Il n'est pas inintéressant de noter que l'un des passages en cause concerne la mouche domestique, cet insecte porté à glaner sa nourriture dans les endroits les plus publics.)

Je soupçonne par ailleurs qu'il y ait, sous cette accusation, un troisième contentieux: celui de la place de la documentation dans la fiction contemporaine.

Je parle d'expérience: il suffit de vouloir jongler avec quelques points d'histoire ou de science, avec quelques chiffres trop précis, pour se voir aussitôt accusé de recopier Wikipédia. Lorsqu'on tombe sur un romancier qui recopie vraiment Wikipédia, l'occasion est idéale pour casser du sucre.

Mais en définitive, je crois que n'importe quelle accusation de plagiat cache en son centre une accusation secrète, inavouable, vaguement amorale – la même accusation qui pèse, silencieuse, sur l'athlète qui échoue un contrôle antidopage: pourquoi s'est-il fait pincer?!

Beaucoup veulent croire que l'écrivain est une sorte de demi-dieu, un prophète qui syntonise directement la musique des sphères. Il s'agit d'une fiction qui enrobe la fiction, et qui repose, comme toutes les fictions, sur la suspension de l'incrédulité.

Le plagiat rappelle brutalement que l'on n'a affaire qu'à un être humain. Il invalide le dogme voulant que les textes naissent ex nihilo, dans l'éther et la mystique.

Le plagiat est une offense non pas littéraire, mais religieuse.

0,36 seconde

Plus surprenant que ce plagiat lui-même, c'est le simple fait qu'on l'ait repéré.

Car enfin, il s'agit d'une dizaine de paragraphes éparpillés sur 430 pages, et pas des passages sur lesquels on aurait pu tomber par hasard, en lisant d'autres romans: il fallait, pour les dénicher, aller fouiller sur Google, Wikipédia.

Surprenant, donc, mais peut-être pas tant que ça.

Il y a longtemps que l'on utilise cette idée selon laquelle le lecteur joue un rôle clé dans l'émergence du sens, ainsi certains auteurs jouent-ils cette carte à fond, laissant une bonne place à leur invisible vis-à-vis.

Qu'il s'agisse de combler les blancs, de relier les points ou de décoder le sous-texte, on se fie au lecteur.

Or, je ne saurais dire si le lecteur a beaucoup changé depuis Zola, mais le fait est que ses outils, eux, sont désormais très différents. On a affaire depuis dix ans à un lecteur augmenté, quasiment pourvu d'un implant wifi dans la rétine.

Le même primate que naguère, mais mieux outillé.

L'écrivain moderne sait que l'on peut exiger davantage de ce lecteur. Il sait aussi, cependant, que l'on doit s'en méfier davantage. Les erreurs et plagiats qui seraient passés inaperçus il y a vingt ans peuvent aujourd'hui être contre-googlés en 0,36 seconde.

Qui donc, en 2010, est encore assez naïf pour plagier?