Hors champ

Zéro calorie

Pour un écrivain, le lecteur demeure le grand mystère – en dépit du lien prétendument privilégié qui les unit, en dépit des occasions de se rencontrer en chair et en os, et en dépit (surtout) du fait que l'auteur est avant tout, lui-même, un lecteur.

Le mystère repose d'abord, évidemment, sur le sens que le lecteur donne aux mots. L'énigme de la connotation.

L'auteur pourra connaître à fond les cent définitions du mot "arbre", toutes les acceptions recensées dans les Robert, TLF, GDT et autres Wictionnaire, il demeurera tout de même incapable de prévoir, en fin de compte, quel arbre le lecteur s'imaginera.

Verra-t-il, spontanément, à froid, un saule pleureur, un chêne, un thuya d'Amérique?

Verra-t-il un orme de Marc-Aurèle Fortin ou un pin de Tom Thomson?

Verra-t-il une grande chose sale, couverte de lambeaux d'écorce et de larves?

Ou bien verra-t-il, plus simplement, le poteau de la corde à linge des voisins, qu'encadre la fenêtre de la cuisine, et dont les nouds et branches qui saillent de plus en plus avec les années évoquent l'épinette qui poussa autrefois dans quelque tourbière des Laurentides?

Cet arbre informe est le buisson incandescent du mystère – et l'écrivain aura beau l'enrober de mieux en mieux afin d'en contrôler le sens, chaque mot ne fera qu'ajouter à l'incertitude.

Le lecteur est un mystère si vaste, en fait, que nous ignorons la raison pour laquelle il saisit un livre plutôt qu'un autre, pourquoi il le repose à sa place, le jette à bout de bras ou s'y plonge plus avant.

Avouons-le: nous ignorons même pourquoi le lecteur lit.

Le lecteur est un mystère tel que, se sachant soi-même lecteur, et constituant de ce fait un spécimen commode pour l'observation à bout portant, on n'arrive à aucune conclusion pour autant.

Autrement dit: ma pratique de lecteur ne m'apprend pas grand-chose, voire rien du tout, sur la pratique du voisin.

Le lecteur est un sphinx pour le lecteur.

Un sphinx. L'image est un brin pompeuse, je le concède. Elle trahit surtout une sorte d'optimisme trouble – car prétendre que l'on est en présence d'un sphinx ne suppose-t-il pas qu'un dialogue est possible? Qu'un secret existe?

Et de cela, surtout, on n'est pas certain.

Il existe toute une industrie de cette littérature – je le dis sans la moindre miette de dédain, je vous le jure – qui ne vise qu'à changer les idées, à distraire le temps d'un vol Montréal-Paris.

Ce sont des romans aspirateurs, qui créent le vide, et dont on oublie le gros et le détail presque aussitôt le livre refermé, si bien que plusieurs lecteurs (j'en connais) réalisent parfois, un brin embarrassés, quelque part aux alentours de la page 150, qu'ils sont en train de se retaper un roman qu'ils ont lu l'année précédente.

(Ça m'est arrivé, maintenant que j'y pense, avec un roman de Tahar Ben Jelloun – comme quoi la littérature de gare n'est pas seule en cause.)

On méprisera à tort des romans aussi oubliables – car, n'est-ce pas, dans un certain cadre de lecture, où la détente est l'objectif principal, cette oubliabilité constitue en réalité un accomplissement.

Il s'agit du signe le plus certain d'un texte qui s'ingurgite sans douleur et se digère bien. Zéro calorie. Le vide.

N'empêche que cette puissante industrie pose une question. À force d'occuper les meilleures places – vitrines, palmarès et tourniquets du Jean Coutu -, ne suggère-t-elle pas que le lecteur moyen cherche peu, qu'il ne cherche rien?

Voilà, en somme, le grand mystère du lecteur: que fait-il là, l'air absent, un livre entre les mains? Est-il en train de tuer le temps, ou se livre-t-il à une activité réellement importante?

Ce mystère est une vieille démangeaison, car il ne se trouve guère d'écrivains – sauf peut-être parmi les nègres, ces ghost writers qui pondent des briques en série -, guère d'écrivains qui n'aient le sentiment, en écrivant un livre, de poser une question. Ou d'y répondre.

On ignore parfois la question, et la réponse n'est pas toujours claire, mais le sentiment demeure.

Le sentiment de planter un arbre dont on ignore tout. Dont on ignore même s'il poussera – et si ce sera un orme, un pin, ou un poteau de corde à linge.