Hors champ

Le lecteur dans son habitat naturel

Récemment invité à rencontrer des étudiants à Halifax, j'allais loger chez une amie qui, juste à ce moment-là, partait pour l'Europe. Je me retrouverais donc seul chez elle – c'est-à-dire seul avec la chatte de céans et quelques plantes vertes.

Suis-je le seul à me sentir un peu misérable, laissé à moi-même dans un appartement inconnu?

Vous passez tout à coup beaucoup de temps à chercher les interrupteurs électriques, le papier de toilette, les serviettes de bain. Vous vous battez avec l'ordinateur, dont le clavier est anglais ou AZERTY, ou qui nécessite une kyrielle de mots de passe.

Les gestes les plus banals se transforment parfois en manouvres cruciales: comment ouvrir (ou fermer) les robinets de la douche sans vous ébouillanter?

La situation se corse dans la cuisine, avec ses armoires, ses racoins et ses appareils électriques. Trouver le pot de miel ou de confiture devient une chasse au trésor. Où sont le beurre, les assiettes, le torchon pour laver la vaisselle? Où, le thé, le sucre et les sacs en plastique?

Puis arrive la liturgie du café. Angoisse.

Quelle cafetière utiliserez-vous? La vieille napolitaine en alu, l'italienne électrique couverte de manomètres, ou le classique percolateur? En cherchant le café, vous découvrez à coup sûr plusieurs pots et sacs, contenant plusieurs variétés de café et plusieurs moutures. Comment distinguer le caféiné filtre, le décaféiné pour italienne et la fine poudre pour concocter à même la casserole le gros café turc qui tue?

Priez pour ne pas tomber sur du café en grains. Il vous faudra alors dompter le moulin électrique – et les probabilités de produire à l'aveuglette une mouture acceptable frisent le zéro.

Acculé au pied du mur, il ne vous reste qu'à abdiquer et décamper (non sans avoir longuement lutté avec la serrure) au débit de café le plus proche.

Squatter l'appartement d'autrui est une situation dénuée de spontanéité. Chaque geste résulte d'une négociation avec la matière – et cette négociation prend une tournure épique lorsque vous vous attelez à cette épreuve postmoderne qui consiste à allumer une télévision et ses appendices.

Vous vous escrimez sur la quincaillerie – quatre télécommandes, un écran, un lecteur de DVD, deux mystérieux terminaux et un amplificateur, le tout rapaillé par d'épaisses tresses de câbles multicolores et géré par une interface graphique conçue par un ancien pilote de F15 – avant de décider que, tout bien pensé, vous n'avez pas vraiment envie de regarder la télé.

Toutes ces petites contrariétés nourrissent une variété domestique (mais puissante) du mal du pays: à mi-chemin entre les quatre télécommandes et le moulin à café, vous aimeriez soudain vous retrouver en terrain connu.

Mais tout n'est pas perdu, car votre ami(e) a des livres!

C'est l'une des premières choses que vous avez remarquées en entrant dans cet appartement: les nombreuses bibliothèques. Pas une par pièce, mais presque.

Il vous faut parfois écarter une photo ou un bibelot, mais les livres sont là, juste derrière, et vous en faites l'inventaire avec appétit, cherchant à percer le système de rangement. Rien à voir avec Dewey ou la Bibliothèque du Congrès: l'ordre des livres reflète l'organisation (ou la désorganisation) mentale de votre ami(e), et rien n'invoque autant sa présence.

Du coup, vous vous sentez moins seul.

Mais il n'y a pas que les bibliothèques: vous tombez sur d'autres livres un peu partout, mêlés aux journaux et revues.

Ils occupent la table du salon, jonchent le plancher de la chambre, débordent de vieilles boîtes de carton. Ils traînent sur la table à manger, entre le sel et le poivre, et sous les coussins du divan. Ils s'entassent à côté du bain, à portée de main.

Et il se produit alors ceci: vous voilà chez vous.

Les livres forment un pays en soi, avec sa logique propre et son champ gravitationnel particulier. Là où on trouve des livres – que ce soit au garage, à la taverne ou au bazar -, le lecteur est à la maison.

Si bien qu'en dépit des contrariétés, je préfère souvent emprunter le divan d'un ami que de loger au Marriott. Certes, les chambres d'hôtel sont sans surprise ni contrariété – mais on n'y trouve jamais qu'un seul et même livre: la Bible des Gédéons.

Et croyez-moi: rien ne vous donne davantage le mal du pays.