Ce que vous aurez dansé
Il existe un proverbe latino-américain qui s'entend comme suit: Nadie te puede quitar lo bailado, et qui se traduit littéralement par: "Personne ne peut t'enlever ce que tu as dansé."
Autrement dit, peu importent les violences et les humiliations que l'on vous fera subir, peu importent les avilissements, personne ne pourra vous enlever ce que vous aurez vécu.
On ne peut pas dévivre.
Je ne sais pas ce qui me plaît tant dans ce proverbe. Sans doute le fatalisme quasi imperceptible, auquel on oppose la légèreté d'un merengue. L'optimisme pessimiste, ou vice versa.
Ce contraste est commun dans plusieurs cultures latino-américaines, et il y aurait tout un livre à écrire (sans doute a-t-il déjà été écrit) sur les salsa et cumbia militantes, qui visent autant à faire danser qu'à dénoncer.
Mais la semaine dernière, c'est plutôt le contraire qui m'est arrivé: j'aurais bien aimé pouvoir dédanser.
Ma sociologue préférée et moi avons loué un film. J'en tairai le nom, puisqu'il ne s'agit pas du propos de cette chronique. Disons simplement que c'était de la science-fiction plus ou moins classique, une histoire d'extraterrestres, mais avec une proposition de départ inhabituelle, et prodigieusement intéressante.
Précisons aussi que je voulais voir ce film depuis des mois. J'avais, comme on dit, des attentes.
Quel navet.
Pire qu'un navet: une trahison. On m'avait attiré dans un puits de goudron en agitant une bande-annonce biaisée.
J'étais tellement irrité que j'ai cassé les oreilles de ma sociologue pendant plusieurs jours. Pourquoi avions-nous regardé ce film jusqu'à la fin, jusqu'à la lie? Pourquoi subir ça?
On m'avait volé deux heures de ma vie.
Qui allait me les rendre? À qui m'en plaindre? Au producteur, au distributeur? Je songeais à écrire une lettre – car, en définitive, ce n'étaient pas les quelques dollars de location que coûte le film qui étaient en jeu, mais la valeur de mes heures à moi.
Au taux horaire de 50 $ (je charge temps double le samedi soir), j'avais flambé 100 $ de mon temps dans ce navet. Je fulminais.
Évidemment, je n'ai pas écrit de lettre, pour une raison fort simple: personne ne m'avait forcé à regarder ce film jusqu'à la fin. Il aurait suffi de rapporter le disque au vidéoclub et de consacrer mon samedi soir à embouteiller des trois-mâts.
Mais voilà, écouter un film constitue souvent une activité de groupe. Dans ce cas-ci, une activité de couple. Vous n'êtes pas simplement lié par un contrat narratif, mais par un contrat social.
Un contrat signé avec un bol de popcorn et un verre de bière, mais ça n'y change rien. Un contrat est un contrat.
Rien de tel avec les livres. Pour peu que vous vous accordiez certaines permissions de base, il suffit de refermer le livre. Si vous êtes sournois (ou scrupuleux), vous préférerez y glisser un signet et le laisser sombrer dans les limbes, sous les coussins du divan, en vous jurant de continuer plus tard.
Certains lecteurs ne parviennent pourtant pas à abandonner un livre. Orgueil, devoir, engagement auprès d'un club de lecture, cochez la raison qui vous convient.
Ça m'est arrivé aussi – mais, étrange chose, je me sens moins sale au sortir d'un mauvais livre que d'un mauvais film.
Est-ce le sentiment d'avoir malgré tout accompli quelque chose? L'idée qu'une mauvaise lecture, à l'instar d'un mauvais conseil ou d'une mauvaise expérience, sert tout de même à quelque chose?
Accomplissement ou pas, je me demande souvent ce qu'il advient de ces heures que j'ai perdues à cogner des clous dans des romans médiocres.
Quand on pense que l'on passe, au cours d'une année, quelque quatre mois à dormir, et au moins autant à travailler. Trois semaines à manger et un peu plus à rédiger ses statuts Facebook. Près de deux jours à se brosser les dents et se passer la soie dentaire. Des heures et des heures à se gratter.
Combien de semaines consacrons-nous à la lecture?
Et là-dessus, combien de jours nous embourbons-nous dans de mauvais bouquins?
Pensez-y: la vie est brève et, au bout de l'année, que vous le vouliez ou non, personne ne pourra vous enlever ce que vous aurez dansé.
Parfois, il peut être intéressant de se forcer à lire un livre, simplement parce qu’il est difficile ou qui dérange notre petit confort. Un peu comme un fouet à notre intellect. Sinon, nous tombons dans la facilité et le tout cuit.
Il faut rester vigilant, le cerveau, comme tout, se fatigue. Il faut l’entraîner régulièrement!
en attendant KABOUM !!!!
Rapidement, quelques observations:
– Non, regarder un film ne relève pas du contrat. Si j’y ai déjà cru, maintenant, je me sens très libre de quitter mon siège et basta!
– Mon temps ne se mesure pas à 50$ l’heure, même pas en blague;
– Si j’applique la même logique des films aux livres, je me situe désormais dans la catégorie décrite par l’écrivain français Daniel Pennac dans « Comme un roman »: ça ne vaut pas le coup de se torturer à lire un livre qui ne nous interpelle pas;
– Par contre, les frustrations et autres inconvénients de la vie, effectivement, on ne peut nous les enlever pcq cela enrichit notre bagage d’expériences personnelles. C’est la vie et c’est ce que sans doute les Latinos retiennent de cela. L’exemple des mineurs chiliens est éloquent à cet égard;
– En résumé, on essai d’éviter les frustrations et si on en a, on les vit jusqu’au bout.
;)
Merci pour ce proverbe magnifique du début de votre chronique. Par contre, s’il fallait se flageller à chaque fois que l’on a perdu du temps à regarder un mauvais film ou à lire un mauvais livre on en finirait plus et puis, comme tout est relatif, ce qui est mauvais pour l’un est bon pour l’autre.
Pour ma part, je suis l’exemple type de lectrice hétéroclite qui lit à peu près tout ce qui lui tombe sous les yeux. Enfin presque.
Je prétend que les livres m’ont aidée à traverser la vie.
Je ne me qualifierais pas de grande intellectuelle comme vous mais à la quantité de livres que je dévore il m’arrive parfois de faire de mauvais choix. Tout comme nos autres choix dans la vie, il faut accepter de se tromper et en rire.