L'écrivain en terrain miné
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L’écrivain en terrain miné

Par un drôle de concours de circonstances, j'ai récemment dû répondre à quelques entrevues de l'étranger. France et Allemagne, si vous voulez le savoir.

ll est assez rare que, au cours de ces entrevues d'outre-mer, on ne me pose pas quelques questions – comment dire? – généralistes sur le Québec.

Par exemple, comment se porte la littérature d'ici? Quels auteurs faut-il absolument lire? Quelle est l'opinion de la population québécoise sur le mouvement souverainiste? Qu'est-ce qui distingue la culture de la Belle Province?

Je trouve assez cocasse de me voir ainsi bombardé ambassadeur de mes concitoyens – quoique, notez bien, les mêmes questions me soient parfois posées au sujet de Montréal, de Rivière-du-Loup, du Canada, de l'Amérique et de la Francophonie.

Personne, jusqu'à présent, ne m'a demandé mon avis sur la condition de Terrien. C'est bien dommage. Il s'agit sans doute du seul sujet à propos duquel je me sens un embryon d'opinion cohérente.

Car si les questions relatives à la culture nationale me laissent songeur, indifférent ou effrayé (voire les trois à la fois), il faut admettre que j'éprouve l'impression d'une incompétence générale pour répondre à n'importe quelle question.

Le quiproquo consiste, en somme, à me croire spécialiste en quoi que ce soit.

D'où viennent les idées? Pourquoi écrit-on? Quel est l'avenir du livre? Que faut-il penser de la promotion, des salons du livre, du Web, de Victor-Lévy Beaulieu?

J'ai envie de répondre que toute réponse est potentiellement regrettable. La vérité est accidentelle. L'erreur et l'imprécision, omniprésentes.

Mordecai Richler disait: "Ne vous tournez pas vers les écrivains pour recevoir des leçons morales." J'ajouterais pour ma part: "Ou des réponses."

Le bon écrivain se reconnaît à sa capacité d'interroger, de susciter l'incertitude – ce qui rend assez étrange l'idée même de l'entrevue: comment espérer des réponses d'un spécialiste de la question?

Les réponses ne sont pas la tasse de thé de l'écrivain.

Ses affirmations prennent souvent la forme de suppositions, de remarques, de théories. Et à raison: les gens croient trop souvent que l'écrivain détient la Vérité. Ils ont des attentes.

Forcément, dans ces conditions, avancer une réponse trop catégorique, c'est avancer en terrain miné.

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Stephen King a un jour affirmé que la figure du zombie – la version moderne, s'entend, celle cristallisée par George A. Romero dans Dawn of the Dead – symbolisait en fait le consumérisme excessif. Et que, par conséquent, les morts-vivants s'avéraient tout spécialement populaires durant les périodes de prospérité.

Lorsque la Bourse chutait, au contraire, les vampires regagnaient en popularité.

Réjouissante théorie, n'est-ce pas? Et juste assez étonnante pour que l'on soit tenté d'y croire. Non seulement sent-elle la vérité, mais elle sent la vérité souterraine.

La vérité, comme les truffes, est toujours meilleure lorsqu'on la déterre.

Or il se trouve que le magazine Wired a décidé, la semaine dernière, de vérifier la validité de cette alléchante théorie. Ils ont comparé la fréquence des films et séries de zombies avec les fluctuations du Dow Jones depuis 1968 (année fondatrice de Night of the Living Dead).

Conclusion: la théorie de Stephen King ne tient pas la route.

Remarquez, ça ne rend pas l'idée moins intéressante. Un angle de lecture peut demeurer pertinent dans son ensemble, même si certains détails s'avèrent erronés.

Seulement voilà: on aurait tort d'y voir la description scientifique d'un phénomène culturel. La théorie ne survit pas à l'expérience.

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Je pose donc cette question: un écrivain peut-il refuser de répondre?

Sans doute pas, non, à moins de pratiquer la réclusion. De nos jours, l'entrevue et le portrait représentent bien plus que de simples outils promotionnels: ils sont les deux principaux canaux par lesquels le lecteur accède à l'auteur (à l'exception du livre lui-même, s'entend).

Refuser une entrevue est souvent perçu comme un affront. Pas un acte de guerre, mais sans doute la menace pittoresque du calibre .12 chargé au gros sel.

Vous me connaissez: courtois, presque candide, pas polémiste pour deux sous – sinon, parfois, par inadvertance. Je ne refuse jamais une entrevue ou une séance de questions.

Pourtant, je vous jure, je n'ai jamais tant l'impression de faire de la fiction que lorsque je réponds aux questions d'un lecteur ou d'un journaliste.