Saint Conrad Kirouac
On trouve une sainte, à Lima, auprès de laquelle on doit intercéder d'une manière un peu particulière.
Il faut d'abord nous rendre au cloître de Sainte Rose, situé au centre-ville, dans un coin où personnellement je ne traînerais pas la nuit tombée. Juste derrière serpente le légendaire fleuve Rimac, qui se résume aujourd'hui à un pissat boueux jonché de déchets.
Pour accéder au cloître, nous devons passer par le boulevard Tacna, une des grandes artères de Lima, avec ses huit voies de large où gronde un flux incessant de bus multicolores, de taxis bosselés, de camions et de motos – tout cela dans un nimbe de gaz d'échappement et de particules fines.
Un boulevard péruvien est une chose qui force le respect.
Mais oublions le quartier: nous sommes venus pour intercéder. Passons donc la porte du cloître.
De l'autre côté du mur d'enceinte, tout est bien plus calme. On pourrait facilement oublier que l'on se trouve au beau milieu d'une mégapole.
Au fond de la cour, se dresse la statue de sainte Rose de Lima.
Il s'agit d'une femme mince, presque émaciée, l'air serein – et cet air serein est d'autant plus déconcertant que sainte Rose aurait dormi plusieurs années sur un lit hérissé de tessons de poteries. Le stoïcisme participe à l'édification des masses.
Mais passons ce détail. Je ne suis pas très édifiable, de toute façon.
La légende de sainte Rose de Lima comporte cependant un détail qui me la rend intéressante: on prétend en effet qu'elle aurait su lire spontanément, dès l'âge de quatre ans, sans que personne ne le lui ait enseigné.
Cette légende explique d'ailleurs la procédure inhabituelle pour intercéder auprès de sainte Rose.
Au pied de sa statue se trouve un puits, tari depuis longtemps, et qui s'enfonce à une vingtaine de mètres de profondeur. En y regardant bien, on découvre tout au fond un épais tapis de papiers, d'enveloppes et de cartes postales.
Voilà le truc: pour s'adresser à sainte Rose de Lima, il faut lui écrire. On griffonne ses souhaits, on plie le papier – et hop: au fond du puits.
Cette histoire peut vous paraître banale, mais songez que, partout dans le monde chrétien, et peut-être davantage en Amérique latine, l'usage consiste à transiger verbalement avec les saints.
Dans ces églises sombrissimes, les autels consacrés aux divinités locales – les Señor de los Milagros, Virgen de las Mercedes et autres San Simón – ne sont pas réellement des autels: ce sont des guichets. On y parle.
Cette pratique est, à n'en pas douter, un produit direct de l'analphabétisme: afin d'établir un contact direct avec l'au-delà, sans intermédiaire clérical, les pauvres ne pouvaient recourir qu'à l'oralité.
Alors vous imaginez un peu: une sainte à qui on doit écrire?
Pas étonnant que j'aie entendu mes amis péruviens qualifier sainte Rose de pituca. Une sainte de la bourgeoisie.
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On a beaucoup souligné qu'Alfred Bessette, le frêle guichetier des pères de Sainte-Croix, désormais saint André Bessette, était analphabète. On a moins souligné que, vers le milieu du 19e siècle, au Québec, l'analphabétisme était la norme. Quelque 60 % de la population, en fait.
Mais peu importe les statistiques, on perpétue le même refrain: saint André Bessette, un saint illettré. Un saint des béatitudes.
Il faut dire que ça fait une belle histoire, parole de romancier – mais pourquoi suis-je incapable de m'enlever de la tête qu'au Québec, l'analphabétisme est un ingrédient classique de l'héroïsme?
Une sorte d'épice qui aide à obtenir l'estime des foules, la sainteté ou un poste au Sénat.
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Mais ce n'est pas la sanctification de l'analphabétisme qui m'irrite. C'est plutôt l'absence du contraire. Descendez dans la rue et demandez aux dix premiers badauds qui était le frère Marie-Victorin. Juste pour voir.
Vous aimez l'oratoire Saint-Joseph? Moi, je préfère le charme humble du Jardin botanique – et, surtout, ce monument qu'est la Flore laurentienne.
J'y fleure même, ce me semble, des odeurs de sainteté.
Vous êtes sûr que le frère Marie-Victorin n'aurait pas commis un petit miracle ou deux? Guéri un ongle incarné? Arraché une grosse écharde, soulagé une méchante grippe, éradiqué des pellicules chroniques?
Si vous avez des informations à ce sujet, veuillez s'il vous plaît vous manifester.
Vous avez bien raison. Nous sommes au Pays de Céline Dion et de Marie-Mai. Au diable les lettrés ! On a même de la misère à se faire respecter. On se fait tutoyer en plus C’est vrai que l’on a tous gardé les cochons ensemble. Je me suis fait dire que vouvoyer, c’était mettre des gants blancs.
Si on veut transcender un peu et chercher le beau, on est taxé de martiens.
Maintenant nos héros sont des décrocheurs qui jouent au Poker.