Certains métiers relèvent de l'archétype: plombier, infirmière, chauffeur d'autobus.
Lorsqu'un tel métier est mentionné dans une conversation, il se produit un déclic dans le cerveau de l'auditeur. Une sorte de compréhension profonde et instantanée.
Des métiers comme calorifugeur, estimateur de coût ou répartiteur suscitent la curiosité. Les métiers archétypaux, au contraire, évoquent des images fortes, des passions. Ils s'adressent aux abysses du cerveau mammalien.
Écrivain est un métier archétypal.
D'accord: modérément archétypal. On n'a jamais vu un romancier dans un abécédaire de Richard Scarry, le crayon à l'oreille, entre un pompier et un fleuriste.
N'empêche, lorsqu'on avoue être écrivain, on voit une petite ampoule s'allumer dans les airs, à la verticale du crâne de l'interlocuteur – assez souvent suivie, il est vrai, de ce froncement de sourcils qui signifie: "Pourquoi je ne l'ai jamais vu à la TV?"
J'ai noté cette réaction dans toutes sortes de lieux et de circonstances. Dans des salles de classe, des 5 à 7, des salons du livre. Dans le métro et aux douanes américaines.
Mais en guise de circonstances, rien ne battra le premier accouchement de ma blonde.
Je vous épargne les détails – mais bon, il approche 4 heures du matin, tout le monde dans la chambre est fatigué ou stressé, et nous allons procéder à une péridurale.
Je dis "nous" car, dans ces occasions-là, le conjoint est mis à profit. Il s'agit, voyez-vous, de maintenir les épaules de la femme bien immobiles, comme en un étau, cependant que l'anesthésiste introduit un cathéter entre deux vertèbres lombaires.
Croyez-moi, ce n'est pas un racoin de l'anatomie où l'on a trop envie de batifoler.
Bref, c'est immanquable: tout en épaulant ma sociologue préférée, je me mets à visualiser l'aiguille qui s'enfonce entre ses vertèbres.
En général, ce genre de pensée ne me remue pas vraiment. Sans être un dur à cuire, j'ai l'estomac assez solide. Aucun problème avec les cartilages et les villosités.
Mais est-ce la fatigue? Voilà que ça dérape. Je me mets à imaginer toutes sortes d'histoires d'horreur. J'anticipe déjà la paralysie, la paraplégie. Je vois des fauteuils roulants orbiter autour du lit.
Et hop! voilà que je vire au vert. Je tombe dans les vapes une courte seconde et me réveille étendu au plancher. Une infirmière m'intime de ne pas bouger – il y a d'autres chats à fouetter.
Je reprends donc connaissance et contenance, couché sur le dos, humilié à mort.
Une minute plus tard, l'épidurale est terminée. L'anesthésiste remballe sa quincaillerie en sifflotant, l'air satisfait. Je jurerais qu'il se frotte les mains comme un mécanicien. Il va sortir de la chambre lorsque soudain il se ravise. Il revient sur ses pas, s'accroupit à côté de moi.
– Monsieur Dickner?
– Oui?
– L'écrivain?
– Heu… oui.
La petite ampoule s'allume au-dessus de sa tête. Vaste sourire.
Andy Warhol a prédit que nous aurions tous, dans le futur, notre 15 minutes de gloire. Je n'aurais jamais cru que ça m'arriverait couché sur le plancher d'un département d'obstétrique.
La gloire frappe où elle peut.
Quelques heures après l'accouchement, l'anesthésiste viendra me confier qu'il travaille sur un roman lui aussi. Juste au cas où, il me griffonnera ses coordonnées sur un petit bout de papier que je perdrai presque aussitôt, comme je perds tout – ce qui confirmera l'archétype selon lequel l'écrivain est un animal désordonné et indigne de confiance.
Vous croyez que des histoires pareilles m'arriveraient si j'étais technicien de la faune ou analyste en chaînes d'approvisionnement?
Je l'avoue: maintenant, lorsqu'on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds pigiste.
Sexe et technologie
Je perds tout, disais-je plus haut, mais il m'arrive aussi de retrouver – même si c'est par hasard.
Ainsi ai-je enfin mis la patte sur une citation que je cherchais depuis quelques années, et que j'attribuais erronément à J. G. Ballard. Il s'agit en fait d'une phrase de Kurt Vonnegut, tirée d'Un homme sans patrie, et que je reproduis ici en guise d'addenda à ma chronique de la semaine dernière.
"Je pense que les romans qui ne parlent pas de technologie donnent une représentation de la vie aussi fausse que celle des Victoriens qui ne parlaient pas de la sexualité."
Merci, Monsieur Vonnegut.
Zoé va -t-elle se sentir coupable ? Suite à l’adolescence !
Votre billet m’a bien fait rire. Il n’y a qu’aux écrivains que ce genre de choses arrive.
Bon salon du livre Monsieur Dickner.
Je me suis bien amusée de vous voir par terre, un fan au-dessus de votre figure verdâtre.
Vous touchez pour moi à l’art de l’écrivain, ce pigiste !, nous faire rire où on devrait être mal à l’aise, et rire de plus bel, de se surprendr eà rire où l’on devrait être mal à l’aise de rire. Car sur le coup, c’est pas drôle. Mais après coup, tellement, si on sait le raconter.
Pigiste. Je n’y avais même pas pensé. Car, savez-vous que lorsque je réponds « Comédienne » au fameux « Quel métier faites-vous ?!. Je vois des points d’interrogation sortir des globes oculaires de mes interlocuteurs. J’ai jamais pensé répondre pigiste. Je dis souvent « rédactrice » et quand la personne ne me demande pas qu’est-ce que je bien rédiger, je me dis qu’elle s’en fout royalement.
Merci donc pour le tuyau « pigiste » ! Je le suis assurément et sur toute la ligne.
Vous faites bien de maintenant utiliser un subterfuge. De toute manière, la plupart du temps, les gens sont bizarrement incapables de recevoir une vérité toute banale, alors que les mensonges les plus gros passent comme une balle.
Et puis, ce genre de détour n’est pas vraiment un mensonge, mais plutôt un rôle d’emprunt, l’écrivain étant la plupart du temps un imposteur professionnel.
Je suis donc un écrivain potentiel… ;)