Je ne sais pourquoi, à l'heure d'entamer cette chronique sur Mordecai Richler, c'est le titre de l'une des plus décapantes satires de Jonathan Swift qui me vient tout naturellement aux doigts.
Histoire de vous rafraîchir la mémoire, la "modeste proposition" de Swift consistait à régler le problème de la pauvreté en Angleterre en mangeant les enfants pauvres. Une histoire d'ogre et de politique, en somme, où la satire atteint des degrés hallucinatoires.
Bon, parlons de Mordecai.
Je suis en train de lire la brique que lui consacre Charles Foran, Mordecai: the Life & Times. Il s'agit d'une biographie ambitieuse, détaillée jusqu'à donner le vertige, qui fait le portrait d'une époque autant que de Richler.
Je craignais (un peu) de tomber dans une apologie sans réserve, mais non. Le biographe admire visiblement son sujet, mais le traite sans complaisance.
Pour tout dire, j'ai l'impression qu'aucun personnage principal ne joue le beau rôle dans cet ouvrage. Richler y apparaît ambitieux, batailleur, assez peu aimable en somme – mais touchant, et digne d'estime.
L'une des grandes vertus du livre de Foran, me semble-t-il, consiste à décortiquer cet individualisme richlérien, qui s'avérait en fait – et sans mauvais jeu de mots – une forme d'indépendance.
Cette indépendance a été peu discutée de ce côté-ci du boulevard Saint-Laurent, où l'on a surtout dépeint Richler comme le porte-parole du Canada anglais, voire de la communauté juive. Il faut dire que nous lisions ses pamphlets – en particulier ceux publiés à l'étranger – dans une perspective locale, où nous figurions en victimes privilégiées.
En vérité, Richler parlait pour lui-même. S'il attaquait le nationalisme québécois, il n'était guère plus tendre à l'égard du nationalisme canadien et ratait rarement une occasion de le tourner en ridicule.
Il n'était pas plus complaisant à l'égard d'une certaine orthodoxie judaïque. Forlan raconte notamment comment Richler, invité à donner une conférence à Niagara Falls, enguirlanda des étudiants juifs pendant 45 épiques minutes.
Et pourquoi?
Parce que ces étudiants faisaient toute une histoire au sujet d'une danse qui devait avoir lieu un soir de shabbat, cependant que "des bébés se faisaient griller au napalm au Viet Nam, que d'autres bébés mouraient de malnutrition en Amérique latine, et qu'en Afrique du Sud les Noirs étaient privés des droits humains les plus élémentaires".
(Cette traduction, hâtivement bricolée par bibi, ne rend nullement justice à la tirade originale. Pour la savourer dans toute sa croustillance, je vous invite à mettre la patte sur la biographie de Foran.)
Le syndrome VLB
Impossible de parler de Mordecai, au Québec: Richler nous bouche la vue.
Ça ne vous irrite pas, vous, ces auteurs dont l'ouvre exceptionnelle demeure chroniquement méconnue, sans cesse éclipsée par leurs sorties médiatiques? Appelons ça le syndrome VLB.
Il me semble que pour souligner dignement le dixième anniversaire du décès de Mordecai, nous pourrions nous offrir le petit luxe d'enfin passer à autre chose. De cesser de ressasser les polémiques, les dérapes, la mauvaise foi, les mesquineries, les gaffes et les coups bas – il y en a eu de part et d'autre -, et de se plonger dans les livres.
Tiens, nous pourrions commencer par confier Richler à des traducteurs d'ici. Il y a de quoi pleurer lorsqu'on voit ce Montréal fabuleux passer à la moulinette parisienne. Pour lire Richler, il faudrait d'abord se le réapproprier.
Je m'étonne d'ailleurs que les nationalistes n'aient pas encore songé à réclamer Mordecai Richler. À l'intégrer au sein de notre littérature, non seulement en qualité de Montréalais, mais en tant que Québécois.
Les pires détracteurs de Richler devraient voir l'humour d'une telle proposition en imaginant le principal intéressé "spinner" dans sa tombe, incapable de réagir en une de la Gazette…
Bon, une dernière chose. Que devrait décider la Commission de toponymie à propos d'une éventuelle avenue Mordecai-Richler? Yes, non, efsher?
Pour ma part, je m'aligne sur la modeste proposition que formulait Charles Foran sur les ondes de la CBC: plutôt que de bricoler la toponymie ou d'ériger un monument, pourquoi ne pas tout simplement renommer une bibliothèque? Celle du Mile End, en l'occurrence.
Une bibliothèque constitue par définition un lieu apolitique. Un havre bercé par les murmures. Placer Mordecai dans un tel cadre, plutôt que dans la sempiternelle arène médiatique, contribuerait à remettre l'écrivain à l'avant-plan.
Dix ans après, nous sommes bien capables de faire ça, non?
Passer à autre chose? Mais pour faire quoi ensuite? Et pourquoi plutôt ne pas contenter les uns les autres et attiser l’affrontement? On pourrait renommer la rue St-Urbain : rue Mordecaï-Richler. Les admirateurs de monsieur Richler auraient la satisfaction de constater qu’un écrivain de génie ne pourra jamais se faire éclipser, même au Québec; alors que ses détracteurs auront la satisfaction de voir le titre de l’une de ses oeuvres saboté (oeuvre qui, de plus, nous fait l’affront de montrer le Québec, dans lequel a grandi monsieur Richler, tel qu’il était, c’est-à-dire ouvertement antisémite).
est-ce que le fait d’être un bon écrivain excuse tout?