Je discutais récemment, avec ma sociologue préférée, de la différence entre un vêtement et un instrument.
Oui, nous avons ce genre de discussions.
Comment sommes-nous arrivés là? J'avoue avoir oublié. Sans doute en suis-je coupable. Règle générale, c'est moi qui entraîne et embourbe mes interlocuteurs dans les marécages de l'intellect.
En gros, je prétendais que l'outil prolongeait une partie active du corps (dents, doigts, main) cependant que le vêtement prolongeait une partie passive (épiderme, cheveux).
Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, les écrivains passent une bonne partie de leur temps à chercher des équivalences. Il existe tout un lexique pour les décrire. Comparaison, symbole, métaphore, allégorie, analogie, mise en abyme.
Les écrivains fonctionnent essentiellement par parallélisme. Ils aiment les escaliers et les valises à double fond.
Cette baleine blanche n'est pas qu'une baleine blanche. Ce zombie n'est pas qu'un zombie. Et ce rideau que l'on transperce d'un coup d'épée n'est pas qu'un simple et banal rideau.
À la Bourse du sens, l'équivalence est toujours une devise forte.
Mais revenons à nos instruments, si vous le permettez… Je ne suis pas le premier qui réfléchisse à la question. On est rarement le premier à réfléchir à quoi que ce soit (y compris au fait que l'on est rarement le premier à réfléchir à quoi que ce soit), et mes propos paraphrasaient en vérité ce bon vieux Jorge Luis Borges.
Lors d'une série de conférences donnée à l'Université de Belgrade en 1978, l'écrivain argentin affirmait en effet que, de tous les instruments inventés par l'humain, le livre était sans doute le plus étonnant, car plutôt que de constituer une extension du corps, il constituait une extension de la mémoire et de l'imagination.
Cette phrase m'a longtemps hanté – mais en la relisant cette semaine, je me suis trouvé dans la délicate situation d'être (ma main tremble en écrivant ces mots) en désaccord avec Borges.
Le livre est un instrument unique, j'en conviens, mais non parce que le livre prolonge une chose discorporelle.
Peut-être ai-je été davantage contaminé que Borges par la culture scientifique, mais il m'apparaît clairement que notre mémoire et notre imagination ne procèdent pas de l'éther. Elles sont des fonctions neurologiques, et un neurone n'est ni plus ni moins corporel qu'un tympan ou un index.
En fait, la question me semble moins de déterminer la nature de ce que le livre prolonge, que la manière dont il le prolonge.
Le livre constitue-t-il vraiment un instrument? Ne serait-il pas plutôt une prothèse, une orthèse, un vêtement?
La différence n'est pas triviale.
On prétend souvent que, en l'absence d'un lecteur, le livre demeure un objet mort. Il s'agit là d'un fait indiscutable. On oublie néanmoins que, pour fonctionner, le livre n'a pas besoin d'être lu, mais d'avoir été lu.
Voilà ce qui, en réalité, distingue le livre d'un banal instrument: le livre ne cesse pas d'agir dès la seconde où il quitte votre champ visuel.
Un marteau ne plante des clous que lorsque vous l'avez en main. Le livre, au contraire, continue d'agir même une fois fermé (ou éteint). La lecture change la configuration de vos neurones: des fragments du texte se retrouvent entreposés dans différents endroits de votre cerveau, où ils continuent de fonctionner plus ou moins fréquemment.
Pour tout dire, un livre qui n'agirait pas de la sorte serait inutile, inutilisable.
Le livre est davantage qu'un instrument, davantage qu'une prothèse: il s'agit d'un dispositif qui, par définition, s'implante dans celui qui l'utilise. Plus qu'un instrument, plus qu'une prothèse, il contamine le lecteur, devient le lecteur.
Il existe un nom pour désigner une personne à laquelle on greffe des dispositifs inamovibles: il s'agit d'un cyborg.
Le marteau sert à construire des maisons. Le télescope, à observer des objets très éloignés. La cuillère, à manger de la soupe. Le livre sert à créer des cyborgs.
Cabotinage argumentatif? Sans doute. Je n'ai jamais la prétention d'être très sérieux.
N'empêche qu'au cours de la même conférence, Borges explique comment, malgré sa cécité, il continue d'acheter des livres, de remplir les tablettes de ses bibliothèques – afin de "jouer à ne pas être aveugle".
Je ne connais pas de meilleure définition d'un lecteur, d'un cyborg.
Je suis assez d’accord avec vous. Ce qui constitue mon cerveau et mes pensées proviennent de mes lectures. J’aime bien l’image du cyborg. Je suis connectée, je carbure à la littérature. Je ne crois pas que ça soit le cas de bien du monde, mais je peux affirmer que je ne peux vivre sans elle. Si l’on venait à couper ce câble si précieux, je me déglinguerais très certainement.
J’aime bien quand vous faîtes du cabotinage argumentatif Monsieur Dickner… Alors quand arrivera ce prochain roman que vous êtes en train d’écrire ? J’ai très hâte de vous lire.
Livre ou écriture ? :))
L’écriture est un moyen de transport télépathique. Un moyen de transmission de la pensée… une des façons de l’exprimer et de la partager; cette pensée si songée !… :)))) C’est une liberté (par extension, extrapolation ou analogie).
Le livre est un des supports à l’écriture. Comme la lettre, le mémorandum, etc.
La liberté de penser est aussi la liberté de pouvoir s’exprimer, la possibilité de partager, avec ne serait-ce qu’une seule autre personne, ses opinions ou ses émotions…
Dans cette belle suite d’idées, je vais préparer une lettre pour M. Paquet, président de Voir.ca, afin de m’enquérir des raisons pour lesquelles on boycotterait mes articles et, pour ainsi dire, ma liberté de parole.
Votre précision quant à la nature corporelle de la fonction reproduite par le livre est assez juste d’un point de vue strictement scientifique. Par contre, je ne suis pas d’accord avec votre tentative d’explication de remplacement. En effet, si le livre produit sur l’esprit un effet qui se poursuit après son utilisation, ce n’en est pas moins vrai des outils traditionnels. L’utilisation de l’outil n’est pas une fin en soi, mais une façon d’agir sur le monde de façon durable. Le clou planté par le marteau continue de soutenir le tableau une fois le marteau redéposé.
Ce n’est pas l’action du livre qui perdure indépendamment de celui-ci, mais son effet.
Si j’avais à distinguer le livre des autres outils, j’utiliserais plutôt l’objet de son action. C’est à dire que contrairement à la plupart des outils, le livre est utilisé sur soi-même plutôt que sur le monde environnant. Ainsi, le livre pourrait se rapprocher des lunettes (nous revenons donc au concept prosthétique) : le livre est un soutien à la mémoire et à l’imagination, et les renseignements glanés lors de son utilisation sont intégrés à notre cerveau, de la même manière que les lunettes soutiennent la vision et permettent aux images glanées pendant leur utilisation d’être intégrées par l’esprit.