Je crois avoir noté sa présence lorsque j'avais une dizaine d'années. Elle se trouvait sur la face intérieure de mon annulaire droit, tout près de l'ongle.
Ma sociologue préférée prétend avoir eu la sienne au majeur. J'ai songé, quant à moi, qu'il s'agissait d'un bien drôle d'endroit – mais s'il faut en croire Wikipédia, c'est plutôt moi qui tiens mal mon crayon.
C'est bête, apprendre ça à 38 ans.
Nous avons tous eu une bosse d'écriture, je suppose. Au majeur ou ailleurs. C'est l'apanage des sociétés scolarisées, le résultat de ces innombrables journées avec un crayon à la main, griffonnant des tables de multiplication, des devoirs de sciences naturelles, des caricatures dans les marges de nos cahiers Canada.
Je me souviens d'avoir souvent examiné ma bosse d'écriture, perplexe, voire un peu dégoûté. Mon annulaire droit était Quasimodo: sonneur de cloche difforme et indispensable, attendrissant à sa manière, mais tout de même un peu monstrueux.
Quelle était la nature de ce corps calleux? Ni os, ni cartilage, à la fois coriace et malléable, le fût du crayon s'y logeait comme en un butoir parfait, confortable.
Avec le recul, il s'agissait d'une chose bien banale – une simple réaction de l'épiderme, une forme de rejet bénin. Pourtant, elle témoignait de milliers d'heures consacrées à l'écriture. Simples élèves dans d'anonymes écoles, armés de vulgaires crayons HB mordillés, nous arborions les mêmes bosses qu'avaient dû avoir Victor Hugo ou Miguel de Cervantes. Il y avait de la grandeur dans ces petits doigts.
Je dois cependant faire un aveu: j'ai toujours détesté écrire à la main. Surtout pour autrui. Former les lettres avec soin me donnait des crampes, et dès qu'il s'agissait de n'écrire que pour mon bénéfice personnel, je passais en mode cunéiforme. Les lettres se déglinguaient, les hampes et les jambages s'aplatissaient. Les "o" devenaient de simples points, les "m" et les "n" se réduisaient à des traits horizontaux.
On pouvait croire que je m'y retrouvais. Pourtant, ma calligraphie me mystifiait le premier. Elle relevait moins de l'écriture que de la mnémonique: à l'heure de me relire, je me remémorais davantage que je ne déchiffrais. À l'époque où je rédigeais encore mes manuscrits à la mitaine, je devais tout retranscrire à l'ordinateur dans les 24 heures, faute de quoi je n'arrivais plus à me comprendre.
Mon écriture s'autodétruisait comme dans les mauvais films d'espionnage, en somme, et mon classeur contient désormais des centaines de pages indéchiffrables, de carnets inutilisables qu'un de ces jours, je le jure, je finirai bien par foutre au recyclage.
Bref, notre époque étant ce qu'elle est, j'ai réalisé la semaine dernière que ma bosse d'écriture avait disparu.
Je suis comme vous: je n'écris plus jamais à la main. Une phrase de temps en temps – et encore, je prends de plus en plus souvent mes notes à l'ordinateur, voire sur mon iPod. Aucune nostalgie: je n'ai jamais été affligé par le fétichisme du Moleskine ou de la plume fontaine. Je suis plutôt Bic et napkin.
Faute d'entretien, ma bosse d'écriture s'est atrophiée peu à peu, sans même que je ne m'en aperçoive. Je la tenais pour acquise. Elle se trouvait encore là, il me semble, il n'y a pas si longtemps. Elle faisait partie des meubles. Qui aurait imaginé Notre-Dame de Paris sans Quasimodo?
Je n'irais pas prétendre qu'elle me manquera. N'empêche, j'aimais bien ce que cette bosse incarnait: l'idée toute simple (et pourtant pas si évidente) que le travail intellectuel constitue aussi un travail physique. Qu'écrire, c'est bosser, et qu'il en résulte forcément quelques bosses.
Cette phalange coriace me rapprochait un peu des mécaniciens et charpentiers: ils avaient leurs paumes calleuses et leurs éraflures, moi j'avais ma discrète bosse de scribe.
Exit la bosse, donc. Elle a cédé la place à d'autres plaies, plus typiques de ce siècle. Les inflammations du canal carpien, les crispations dans l'avant-bras, les nouds dans l'omoplate – sans oublier les dommages collatéraux aux ligaments du genou et à la bandelette ilio-tibiale.
Contrairement aux bosses d'écriture, ces maux modernes sont sournois, cachés sous la surface. Ils nourrissent, par leur invisibilité même, l'idée que l'intellectuel se prélasse parmi les coussins et les draperies, notant une phrase à l'occasion, d'une voix lascive, dans un dictaphone doré.
À ceux qui en sont persuadés, les intellectuels ne peuvent même plus présenter le majeur. Quelle époque.