Des nouvelles de l’oncle Lionel
Dimanche dernier, nous sommes allés souper chez ma tante Margot et mon oncle Lionel.
Vous vous souvenez peut-être de Lionel. Je vous ai parlé de lui, il y a trois ans. Il s'agit de cet oncle qui sait parler d'un carburateur ou du pas d'une vis avec autant d'élégance qu'un romancier.
Il m'a encore raconté un tas d'histoires, bien entendu. Sur la communication par sémaphore dans les campagnes d'autrefois. Sur l'électrification rurale. Sur l'art de réparer les trottinettes.
Nous avons notamment parlé de la fameuse Tempête du siècle. Vous voyez de quoi je parle? Le blizzard de mars 1971? Oui, je sais: c'était la tempête d'un autre siècle.
Mon oncle Lionel travaillait alors à Verdun et vivait à Saint-Hubert. La neige tombait dru depuis le matin et, à la fin du quart de travail, il était déjà hors de question de retourner à la maison en voiture. Peu enchantés par la perspective de passer la nuit au garage, mon oncle et un de ses collègues décidèrent de tenter l'aventure à pied.
Après avoir doublé leurs pantalons d'une épaisseur de guenilles enroulées, ils entreprirent la traversée du pont Champlain. La scène était apocalyptique. Des files de voitures abandonnées, embouties les unes dans les autres. Des gens entassés dans le poste de péage. Des ski-doos qui filaient sur le tablier du pont en crachant des gerbes d'étincelles.
Plus qu'un retour à la maison, c'était une petite Odyssée que me décrivait l'oncle Lionel. Tout l'art du conteur se retrouvait dans ce récit. Le sens du rythme, du détail, de la ligne de force. L'histoire était simple – la traversée d'un fleuve durant une tempête de neige – mais elle contenait autant de matière à rêver qu'un grand roman.
On retrouve souvent ce sens de la narration chez les gens d'un certain âge. Disons, 60 ans et plus. J'adore interroger mes propres parents, par exemple. Ils ne sont jamais pris au dépourvu lorsqu'il s'agit de raconter un souvenir, une anecdote, un événement. N'importe quel jeune romancier pourrait en apprendre d'eux.
Le secret, évidemment, vient de la répétition. Je ne sais combien de fois mon père a narré cet épisode où Roland et Jean-Baptiste introduisirent un veau dans la cuisine d'été. On ne s'en lasse pas. Le récit se bonifie chaque fois.
Certains confondent la répétition et le radotage. Ils ont tout faux. On radote à 30 ans. À 70, on peaufine.
Le peaufinage est le plus noble travail auquel un conteur puisse se livrer. Ces anecdotes d'autrefois tiennent leur qualité même du fait qu'elles ont été sassées et ressassées. Ce ne sont plus des récits, mais des galets.
Je suis fasciné par ces bouts d'autobiographie au point où j'ai souvent mijoté le projet d'aller rôder dans les résidences de personnes âgées avec un 40 onces de Beefeater et une enregistreuse. Un Luc Lacourcière guérillero, en quelque sorte, pas trop porté sur la méthodologie universitaire.
Qualités requises: capacité d'émerveillement et haut degré de tolérance aux chocolats à la cerise.
Je n'ai jamais mis ce projet à exécution. La vie file pleins gaz, et chacun s'occupe à construire ses propres histoires plutôt qu'à écouter celles des autres – si bien que le jour où je trouverai enfin le temps d'enregistrer les Odyssées des petits vieux, ce sera parce que je vivrai moi-même en résidence.
On jasera du Sommet des Amériques, de Dédé Fortin, et de toutes ces heures flambées sur Facebook.
Y a-t-il un jargonaute dans la salle?
Revenons à mon oncle Lionel une minute, si vous le permettez. Avant de nous mettre à table, il m'a offert un petit coup de whisky, de quoi réchauffer l'esprit et la conversation. Or, à ma grande surprise, il a appelé le whisky: esprit de culbute.
Mon oncle ignore d'où vient exactement cette expression. Un de ses amis l'utilisait, autrefois, dans le coin de Saint-Narcisse, pour désigner les alcools forts.
L'expression m'a intrigué. "Esprit", ça coule de source. L'alcool distillé se nomme esprit-de-vin, après tout. Mais esprit de culbute? Jamais entendu. Le Dictionnaire général de la langue française au Canada, du bon monsieur Bélisle, ne mentionne pas l'expression. Google ne trouve rien non plus. C'est dire si nous nageons dans l'obscur et le spécifique.
Y a-t-il un jargonaute parmi mes lecteurs qui saurait d'où sort cette expression?
faire parler les vieux ? y parait qu’ils ont fait ca en « ethnologie » à l ,université Laval autour de 1970…. pendant des années, mais bon il
s agit des vieux né au tournant du siècle ( autour de 1900), ca c une culbute…..
Il me semble que culbute pourrait venir de la façon distincte de consommer cet alcool fort. Le shooter que l’on «culbuterait» dans son gosier avec le mouvement de tête qui vient avec.
L’autre correspondance que j’y vois serait avec l’effet de l’alcool fort sur l’individu, soit un(e) esprit (pour euphémisme d’un juron) de culbute, de débarque, de brosse.
Tout le monde a déjà abusé de ces breuvages et s’est retrouvé le lendemain très amoché, en se rendant bien compte qu’il avait pris une «esprit de culbute».
Une autre délicieuse chronique qui ne fait qu’augmenter mon impatience à lire un nouveau roman de vous, M. Dickner. Votre talent à raconter des histoires, comme on peut le constater en ayant des nouvelles de votre oncle Lionel, se transmet de génération en génération ;)
@Émile, bonne déduction.
D’ailleurs il existe des verres portant le nom de ‘culbuto’ et qui sont utilisés pour les alcools fort dont le whisky.
Esprit de culbute, une très belle expression.
En anglais, un “tumbler” (« celui qui fait la culbute ») est un verre à whisky…