La semaine dernière, Stéphane Dompierre annonçait sur Twitter qu'il venait de "terminer son quatrième roman".
Ces mots feraient rêver n'importe quel romancier, généraliste ou non. Ils transcendent les écoles, les époques, les convictions: à l'heure de boucler un roman, tous les écrivains trempent solidairement dans la même soupe.
En apprenant la nouvelle, j'ai spontanément poussé un yawp approbateur. Puis, j'ai eu une sorte de doute. Qu'est-ce que Stéphane voulait dire par "terminer un roman"?
Avait-il terminé un premier jet ou une septième version? L'avait-il fait lire à sa blonde, sa mère, son éditeur? Avait-il traversé le champ de mines éditorial? Doublé le cap de la révision orthographique? Ou, plus radicalement, venait-il d'apposer sur les épreuves, dans un geste fiévreux, la mythique formule "bon à tirer"?
Selon le romancier, le verbe terminer peut renvoyer à l'une ou l'autre des étapes susmentionnées – lesquelles s'avèrent si nombreuses, en fin de compte, que l'écriture romanesque ressemble souvent à une interminable succession d'escales intermédiaires, menant de nulle part vers ailleurs. Dans la tête de chaque romancier, une petite voix demande sans cesse: "C'est encore loin?"
À la longue, le romancier devient circonspect. Il sait que rien ne se termine tout à fait. Que la fin n'est jamais que le début de la suite, et que l'on n'est vraiment libre qu'au moment où le damné bouquin est imprimé, emballé et distribué – hors du contrôle de son créateur.
Cela fait partie de l'indécision fondamentale de notre métier.
Lorsque j'étais étudiant, Jean Marcel vantait la faculté de Jacques Ferron d'écrire des manuscrits impeccables, sans ratures ni repentirs, qui passaient directement du cahier de notes à la presse. Tels quels, pour ainsi dire. Ferron jouissait déjà d'un statut légendaire à nos yeux, mais l'idée même qu'il pût écrire ses livres de la sorte en faisait un surhomme.
Pour ma part, j'oscillais entre le scepticisme et le désir de croire. Pas crédule ni incrédule, mais dévot. Le syndrome de Thomas, en somme: j'aurais apprécié une petite preuve tangible. Malheureusement, ces manuscrits demeuraient du domaine de la rumeur. Ce qui se passait dans le cabinet de l'écrivain ne regardait personne – et surtout pas le lecteur.
Il a fallu près de 20 ans pour que ma dévotion reçoive ses preuves. J'ai en effet découvert l'automne dernier que la Bibliothèque nationale – gloire à la BAnQ! – offrait sur son site Web plusieurs manuscrits complets de Jacques Ferron.
Allez admirer, si vous ne me croyez pas, ces centaines de pages où le phrasé du bon docteur Ferron se dévide avec élégance, comme tiré d'une bobine fabuleuse. Ce n'est ni la calligraphie d'un médecin, ni celle d'un écrivain, mais celle d'un homme qui se tient droit et écrit dru.
Je tiens pour exemplaire cette dernière page du manuscrit de La chaise du maréchal ferrant où Ferron conclut – comme dans un film hollywoodien – en inscrivant le mot fin.
Chez un écrivain en herbe, ce "fin" serait suspect. Il trahirait la candeur ou la présomption, voire les deux. Sous la main de Jacques Ferron, qui avait alors une douzaine de bouquins sous la ceinture, cela dénote un aplomb qui force le respect.
J'ai poussé un yawp approbateur.
Poésie de taverne
Parlant de verbes ambigus, j'en ai appris une bien bonne. Je me demandais, la semaine dernière, quelle pouvait bien être l'origine de l'expression "esprit de culbute", qu'utilise mon oncle Lionel pour désigner le whisky.
J'espérais qu'un folkloriste ou un lexicologue intervienne. J'ai eu bien mieux: Guillaume Vigneault, qu'une énigme ne rebute jamais, est apparu avec une explication sous le bras.
L'expression serait un calque de l'anglais spirit tumbler, qui désigne un petit verre dans lequel on sert les alcools distillés. Le verbe to tumble signifiant faire des culbutes, on pourrait traduire l'expression par "un culbuteur à esprit".
Cette réponse, comme toutes les bonnes réponses, a le mérite de mener à une autre question: d'où provient l'expression anglaise?
Pour le savoir, il faut remonter la piste jusqu'au dictionnaire Oxford, où l'on explique que les tumblers étaient originalement pourvus d'une base arrondie, qui les faisait tanguer sur le comptoir (à la manière, sans doute, des clients).
Cette belle poésie de taverne me donne soif, tiens.
Comme le dit Nicolas Dickner, les manuscrits que Ferron remettait à ses éditeurs (et ils ont été fort nombreux!) étaient impeccables, ou presque… Les milliers de lettres qu’il a envoyées aussi, comme les quelques 350 qu’il a écrites à son ami et critique Jean Marcel (qui lui en a envoyé autant!).
Mais avant la mise au propre, car il récrivait beaucoup, il avait lui aussi son atelier d’écrivain, de brouillons, d’ébauches, et surtout de reprises. Ferron se pillait sans arrêt, reprenait le déjà écrit et publié pour les récrire, les réviser, les augmenter ou… les diminuer.
En 2000, à la Bibliothèque nationale, comme on l’appelait à l’époque, j’ai eu le privilège de présenter une exposition sur le fonds d’archives de Ferron que la BN venait d’acquérir de la famille. Vous pouvez la visiter en ligne à cette adresse du site Jacques Ferron, écrivain: http://ecrivain.net/ferron/expoferron/0_Presentation.htm
Vous y verrez de nombreux manuscrits moins propres, ceux qu’il écrivait avant de recopier la version finale et de l’envoyer à éditeurs.
Le look de cette expo virtuelle vous rappellera les sites Internet de l’an 2000 (pour ceux qui s’en souviendront).
Écrire est une occupation ne connaissant aucun répit.
Qu’il s’agisse de textes ou de musique, un auteur ne peut en aucun moment se dégager de son rôle. Parce que cette occupation est intrinsèque à sa nature.
De la sorte, tout travail de création résulte essentiellement de cet exercice d’observation continue auquel se livre instinctivement un auteur. Constamment, ses antennes captent et accumulent les impressions et les informations. Autant en période de veille que par le biais de rêves.
L’activité physique d’écrire n’est pas, à vrai dire, écrire. Cette phase n’est que la transcription sur un support matériel de ce qui n’existe encore qu’immatériellement, de ce qui est déjà formé et ne demande plus à présent qu’à s’exprimer.
Mais cela, tous les créateurs le savent.
Nous ne sommes véritablement que des récepteurs beaucoup plus sensibles à la Musique des Sphères que la plupart. Nous percevons ce que d’autres ne distinguent pas. Nous décodons ce qui est, a toujours été, et sera toujours.
Bon, ce petit détour du côté de la création comme telle achevé, je terminerai avec une citation (choisie parmi plusieurs provenant de Paul McCartney, ou de John Lennon, ou de nombreux autres, lesquels se sont déjà exprimés sur le processus créatif). Une citation de l’écrivain français Alexandre Dumas (1802-1870).
Voici ce qu’il nous confie:
« En général, je ne commence un livre que lorsqu’il est écrit. »
(Très bonne idée, d’ailleurs. D’autant plus que le tout s’écrira dans une grande mesure de lui-même, ne laissant vraiment que la transcription et les retouches à l’auteur…)