Pour quiconque aime s'encabaner, la vie d'Emily Dickinson est un modèle du genre.
Au tournant de la vingtaine, vers 1850, la poétesse américaine devint – comment dire? – un brin sauvage. Elle évitait la compagnie des gens et préférait entretenir ses amitiés par correspondance. Bientôt, elle ne sortit plus du tout de chez elle. Cette manie s'accentua avec les années, si bien qu'à la fin de sa vie, elle ne quittait même plus sa chambre. On raconte qu'elle passa ses derniers mois dans une garde-robe, cachée sous une pile de linge sale.
On pourrait dire, en somme, qu'Emily Dickinson incarnait l'archétype de l'écrivain cloîtré. Par comparaison, Salinger était un vulgaire amateur.
La plupart des écrivains ont été, à un moment ou un autre, tentés par le fantasme du cloître – ne serait-ce qu'une semaine ou deux. Décrocher le téléphone. Refuser toute invitation. Pouvoir plancher sans interruption sur une poignée de chapitres difficiles.
Mais en réalité, bien peu d'entre nous y parviennent. Tôt ou tard, il faut sortir de la garde-robe. Les causes et les raisons sont innombrables: prendre le pouls du monde, déblayer la voiture, racheter du café – sans oublier la bête nécessité de gagner sa croûte. Qu'il s'agisse de faire du 9 à 5 ou simplement d'arrondir les fins de mois, l'écrivain est dans le même bain que n'importe quel plombier: au bout de l'année, il doit avoir reçu davantage de chèques que de factures.
La promotion est un dossier en soi. Même un écrivain libre de fortune doit chausser ses bottes et aller donner un petit coup de main pour promouvoir ses livres – à moins, naturellement, qu'il ne souscrive à cette croyance animiste selon laquelle les bouquins se matérialisent comme par magie entre les mains des lecteurs.
Emily Dickinson n'avait pas à se soucier de ces trivialités, bien sûr. Elle conservait ses poèmes cachés dans une vieille boîte à chaussures, et la majorité ne furent découverts et publiés qu'après sa mort.
Un écrivain doit aussi sortir, de temps à autre, afin de jouer son rôle de citoyen. Les causes ne manquent pas. Haïti, la loi C-32, les droits humains, la langue française, l'alphabétisation, la souveraineté – sans oublier la littérature elle-même, qui ressemble parfois plus à une cause qu'à une discipline.
La bonne cause peut parfois revêtir des formes étonnantes. Je crois me souvenir que Marie Laberge, aux alentours de 2001, procéda à la mise au jeu lors d'une partie de l'Océanic de Rimouski. (Mais dans ce cas-ci, je ne saurais trop dire s'il s'agit d'une bonne cause ou de marketing.)
Bref, au moment où je tape ces lignes, je m'apprête à prendre part à la plus singulière des manifestations citoyennes: un bal.
Pour une sixième année consécutive, la Fondation des bibliothèques publiques de Toronto organise le Book Lover's Ball, une importante activité de financement qui sert à compléter le budget du plus vaste réseau de bibliothèques publiques en Amérique du Nord. Avec 99 succursales actives et Rob Ford à la mairie, on comprend qu'il faille arrondir les fins de mois.
J'ai reçu l'invitation avec un brin de perplexité. Un bal? La cause me souriait – mais n'empêche, un bal! J'hésitais. Je voyais mal le rôle que pouvait jouer un romancier généraliste dans pareil événement. En outre, mes derniers pas de valse remontaient à 1989.
Je me suis naïvement inquiété auprès de mon attachée de presse: me faudrait-il danser? "Danser?" s'est-elle empressée de répondre. "Mon Dieu, non! Ce serait tellement peu torontois!"
L'appellation "bal" viendrait en fait des premières éditions de l'événement, alors que les invités devaient arborer un déguisement d'inspiration littéraire. Un genre de bal masqué peuplé de Tom Sawyer et d'Alice au pays des merveilles.
Le concept a été abandonné depuis, au profit d'un défilé de mode. Dommage. J'aurais été tenté de suivre le conseil d'une amie et de me présenter déguisé en grand cachalot blanc. Avec un peu de chance, j'aurais trouvé un capitaine Achab sur place, et nous aurions improvisé une chorégraphie.
À l'évidence, il s'agit d'un autre rendez-vous manqué.
Plus sobrement, j'ai frotté mes chaussures au cirage de parade, j'ai repassé ma chemise et je me suis entraîné à nouer un noud Windsor sans m'étrangler. Au moment de quitter ma chambre d'hôtel, j'aurai sans doute une petite pensée pour Emily Dickinson.
Hikkomori ; il y en aurait eu 230,000 au Japon en 2010 selon Wikipedia
… et une autre [pensée] pour Gustave Flaubert, de grâce, car c’est souvent à lui qu’on fait allusion quand on parle d’écrivain cloîtré ou retiré de l’agitation de l’agora. C’est fort probablement le premier qui a transformé la vocation de l’écriture en activité profondément professionnelle.
Mais, quelque part, ce besoin de solitude, à peu près tous les écrivains le ressentent. C’est en effet l’un de leurs gros traits de caractère. Si beaucoup maintiennent une vie sociale, certains se laissent emporter par leur pli naturel.
Ah… cher Monsieur Dickner!
Vous êtes presque – ou même véritablement? – un pince-sans-rire à vos heures, vous…
Et c’est d’ailleurs ce trait bien particulier de votre approche à l’égard du quotidien, le plus souvent fort banal pour quiconque ne sait y déceler de l’amusement, qui m’avait séduit dès votre toute première chronique publiée ici-même dans Voir.
L’isolement voulu, c’est certainement un désir très cher chez beaucoup de créateurs. Dont je suis, d’ailleurs. À la fois auteur-compositeur et musicien, et ayant été des années durant chroniqueur dans diverses publications, j’ai toujours recherché le calme ambiant. Cette tranquilité sans laquelle il s’avère quasi-impossible de pondre au meilleur de ce que l’on pourrait autrement.
D’ailleurs, s’il était utile de le rappeler, ce besoin de solitude a déjà été exprimé par une formule lapidaire de Jean-Paul Sartre: «… l’enfer, c’est les Autres».
(Et même si la remarque de ce grand auteur ne concernait pas nécessairement le désir ou besoin de solitude que ressentent profondément les créateurs, elle convient néanmoins tout à fait à leur situation. Mon expérience personnelle en faisant foi.)