Je me suis retrouvé récemment dans une discussion où mon interlocuteur prétendait pouvoir écrire l'expression "reste humain" au singulier. Comme dans: "La police a retrouvé un reste humain." Pour ma part, je soutenais que l'expression ne s'utilisait qu'au pluriel – ce qui m'a valu une engueulade en règle.
Une fois seul, je me suis mis à douter. Pouvait-on vraiment utiliser "reste humain" au singulier? Je me trouvais devant un ordinateur, aussi ai-je googlé les deux expressions. Ça ne remplace pas un dictionnaire, mais ça donne un bon point de départ – surtout si les résultats sont sans équivoque, du genre: 21 occurrences contre 457 900.
Dans le cas de "reste humain", en revanche, les résultats étaient ambigus: 45 307 contre 261 000. Un ratio de 6:1 ne constituait pas une évidence statistique très solide. Je me suis donc rabattu sur les sources habituelles: le Trésor de la langue française et le Petit Robert. Résultat: on n'y trouvait aucune occurrence de "reste humain" au singulier.
Ce verdict est-il définitif? On ne peut jamais en être sûr. Il suffirait que mon interlocuteur déniche une occurrence de "reste humain" dans un ouvrage de référence obscur – le Dictionnaire universel de l'Académie Reydau, mettons – pour que l'expression soit recevable.
Le problème, c'est que certains ouvrages sont très, très exhaustifs.
Le Bon usage est l'exemple classique. La célèbre grammaire de Maurice Grevisse a quelque chose du cabinet de curiosités. La règle y est toujours clairement énoncée, mais il suffit que Balzac ait fait un écart de grammaire en 1841 pour que ledit écart devienne un alinéa. Le Bon usage contient des pages et des pages d'exceptions de cette nature. Si on vous reproche d'avoir commis une faute, vous pouvez toujours brandir Balzac. Ou Gide. Ou Montherlant.
Il est intéressant de penser qu'un seul auteur puisse peser aussi lourd que des milliers de quidams. Une erreur commise quotidiennement dans la rue pourra prendre des décennies avant d'être intégrée dans la norme – et, souvent, elle ne le sera jamais. Un Flaubert, en revanche, mouillera rarement ses chaussettes dans l'océan de l'erreur: là où il pose le pied, le continent de la langue française s'agrandit. La loi s'étire pour l'accommoder.
Cette convention part du principe – historiquement fondé – que les auteurs sont des bâtisseurs privilégiés de la langue. Non seulement consacrent-ils leur vie à l'écriture, mais la vaste majorité d'entre eux pratiquent la rature et la réécriture, la réflexion et l'analyse. Il est donc naturel de supposer que certaines de leurs erreurs ne sont pas vraiment des erreurs, mais bien des écarts réfléchis.
De nos jours, toutefois, cette convention semble de plus en plus difficile à défendre. Le statut d'un auteur, son autorité – pour revenir à la racine même du mot – n'impressionnent plus guère. Il y a plusieurs raisons à cela, mais la plus importante est sans doute la nette prédominance de l'auto-édition comme mode de diffusion de l'écrit.
Oui, je parle du Web.
Dans un monde où publier ses mots constitue un droit et non un privilège, où l'éditeur est perçu tel un intrus plutôt qu'un allié, le statut de l'auteur perd forcément de son importance.
Pour les grammairiens traditionnels, la langue littéraire était digne d'intérêt parce qu'elle était imprimée. Les écarts de Flaubert s'inscrivaient dans la masse tangible d'une ouvre, multipliée par son tirage. La langue vernaculaire, en contrepartie, était volatile. Pas de verbatim, pas de pièce à conviction.
Or, de nos jours, la langue vernaculaire est moins aérienne: grâce à Google, on peut obtenir des statistiques d'usage en temps réel. Autrefois on se réclamait de Balzac; maintenant, on pourra brandir 45 307 résultats de recherche. La victoire définitive de l'usage sur la norme, diront certains.
Je crois pour ma part que la norme reste pertinente, envers et contre Google.
La norme n'est pas morale. Elle ne sert pas à distinguer le bon et le mauvais, le beau et le laid. La norme sert essentiellement à distinguer la paresse et le libre arbitre. Elle sépare les bâcleurs des rebelles. Dans un monde dépourvu de règles, prétendre à la liberté perd tout son sens.
Voilà au moins un point sur lequel Maurice Grevisse ne se trompait pas.
Pourquoi fréquentez-vous des gens qui vous engueulent ?
il y a pourtant d’autres restes humains ??
Et puis, après tout, on reste humain… non?
Alors, une incartade par-ci par-là…
Vous êtes véritablement à votre meilleur, cher Monsieur Dickner, lorsque vous mettez sur la table des trucs que d’autres n’auraient même pas considéré un instant.
Ne lâchez pas. Vous êtes continuellement un plaisir à lire!
Wow! Quelle belle chronique!
Je suis bachelier en linguistique et réviseur linguistique. J’ai étudié la question de norme en profondeur et je peux vous dire qu’avant de corriger une erreur, je dois la valider deux et parfois même trois fois. Je consulte plusieurs ouvrages de référence et quelques fois ceux-ci se contredisent. Parfois, l’un accepte un mot tandis que l’autre le critique. Vous résumez très bien ce qu’est la norme dans votre avant-dernier paragraphe. Félicitations!
Je suis plutôt d’accord avec la norme, encore faut-il savoir qui a la réelle autorité sur la langue… (S’cusez, je n’ai lu qu’en diagonal votre texte.)
Je ne crois pas non plus que le web soit en mesure de se substituer aux classiques en matière de norme. Je ne crois pas non plus qu’un auteur comme André Gide ait eu autant d’autorité – et en ait encore à titre posthume – pour occuper presque la moitié du Bon Usage en matière d’exceptions subtiles de la langue.
La langue française a ceci de fâcheux, qu’elle se soit enterrée dans le royaume des exceptions, au lieu d’avoir une approche plus pratique comme la langue anglaise où le grammaire se réduit à une plaquette incomparablement plus mince que la française.
Ce qui a fait la beauté du français – et le fait encore aux yeux d’une masse critique malheureusement plus petite d’année en année -, c’est peut-être la finesse de ses règles, mais quand on met trop l’accent sur un ingrédient, cela devient indigeste. C’est peut-être ce qui aura causé son déclin ou, du moins, la perte de son hégémonie.
Je suis d’accord avec vous pour l’expression « des restes humains ». De toute façon, il me semble que « un reste humain », à l’oral, ça sonne confus, ça fait restumain. Tandis qu’au pluriel, les mots sont clairement définis grâce à la liaison : resteuzumains. Et ne dit-on pas « les restes » (tout court) pour désigner le cadavre, les ossements ou les cendres d’une personne?
Je tiens aussi à dire que j’ai beaucoup apprécié votre réflexion très pertinente sur le poids des auteurs dans les ouvrages de référence relativement à la langue française. Merci!