Hors champ

Un homme, une machine

Le site Web Boing Boing diffusait récemment un documentaire portant sur la manière dont on composait, imprimait et reliait les livres en 1947.

Ce petit bijou, produit par l'Encyclopædia Britannica, est un véritable éloge du taylorisme. On y découvre une chaîne de montage époustouflante, entrecoupée çà et là d'humains qui exécutent des tâches rapides et précises. Un univers frénétique, où personne n'ose se gratter le nez.

Ce documentaire montre le livre moderne pour ce qu'il est: une merveille technologique, étonnamment complexe, fruit d'une très longue évolution. La distance semble aussi grande entre cette imprimerie de l'après-guerre et l'atelier que fonda Gutenberg en 1450, qu'entre la navette Discovery et les aéroplanes de Louis Blériot.

Les lecteurs de Boing Boing s'ébaudissaient notamment de la linotype, cet appareil permettant de générer automatiquement des lignes de caractères en plomb. Assis à son clavier, le linotypiste pouvait battre de vitesse plusieurs typographes, ce qui fit jadis adopter à la Canadian Linotype le slogan publicitaire: "One Man – One Machine."*

Un homme, une machine.

Prodige technologique en son temps, la linotype a aujourd'hui des allures de dinosaure. Imaginez un engin en fonte et en acier massif, pesant allègrement sa tonne et demie, et pourvu d'un creuset de plomb en fusion. Le gouffre technologique est presque aussi vaste entre la linotype et l'ordinateur qu'entre la linotype et la presse de Gutenberg. On revient chaque fois au même constat: les générations technologiques se succèdent à une cadence toujours plus rapide.

Je dois à un de mes profs du cégep, Richard Levesque, ma première (et unique) visite dans une imprimerie. Richard était à la fois écrivain et éditeur, selon la tradition des joyeux généralistes, et il m'invita un jour à l'accompagner à l'Imprimerie des Associés, où l'on allait produire un de ses livres.

Je ne garde qu'un souvenir très flou de l'atelier moderne qui occupait les étages supérieurs. Pour tout dire, je ne me rappelle que notre visite au troisième sous-sol, où s'affairait l'un des tout derniers linotypistes de la province.

Les Associés conservaient en effet une linotype dont ils se servaient pour imprimer de petits projets du genre feuillet paroissial. Le linotypiste (appelons-le Monsieur Taché) était un vieux bonhomme décontracté, à deux doigts de la retraite. Il ne devait pas recevoir beaucoup de visite puisqu'il prit la peine de m'expliquer en détail le fonctionnement de sa machine, depuis le clavier jusqu'aux cadres d'impression.

Paradoxal engin, en vérité, qui permettait de travailler à la fois avec le matériau brut, le plomb fondu, et le texte abstrait. Plus qu'un banal pousseur de pitons, le linotypiste agissait en mécano du texte. D'ailleurs, Monsieur Taché me déclara non sans fierté qu'il savait lire à l'envers – une aptitude essentielle pour réviser les lignes inversées que produisait la linotype.

Je me souviens bien de cette sardine de plomb qui trempait dans le creuset, à la manière d'un Mr. Freeze, et qui, fondant au fur et à mesure, permettait de maintenir le niveau de métal en fusion. J'ai éprouvé un vertige métaphysique lorsque Monsieur Taché m'expliqua qu'une fois l'impression terminée, les lignes usagées étaient tout bonnement refondues et remises au creuset afin de se transformer en nouvelles lignes. Le mouvement perpétuel.

À l'heure de partir, Monsieur Taché m'offrit une ligne de plomb encore chaude, que je serrai dans ma paume tel un ouf fraîchement pondu par quelque fantastique dodo.

Cette visite remonte au printemps 1992. J'avais vingt ans. Tandis que je composais mes travaux sur un Mac SE, dans la ville voisine, un vieux linotypiste continuait de couler et recouler des phrases de plomb, comme au tournant du siècle précédent. Deux époques cohabitaient, chose courante lorsque les technologies s'accélèrent et que les générations se font de plus en plus brèves.

Je n'ai que 38 ans et, pourtant, lorsque je repense à cette linotype, à ce dodo de fonte, je me sens très, très vieux. Comme si j'avais, en quelque sorte, assisté à l'invention du phonographe. Telle est la conséquence de vivre à une époque où les gadgets deviennent instantanément obsolètes: leurs propriétaires sont eux aussi condamnés à obsolescence.

* On peut voir cette publicité dans L'avènement de la linotype: le cas de Montréal à la fin du XIXe siècle, par Bernard Dansereau.