Un alambic qui mijote au fond des bois
Ah, le pouvoir subtil des citations: elles apparaissent hors contexte, quand on s'y attend le moins, brefs éclairs de sagesse ou d'humour dans la morosité d'un mercredi matin de novembre.
J'envie ceux qui ont le chic pour les choisir et les placer. Jean-François Chassay, par exemple, signe ses courriels avec deux ou trois fragments mémorables. C'est toujours un vif plaisir, à la fin d'une de ses lettres, de tomber non pas sur une liste de coordonnées ou une notice légale, mais plutôt sur ces quelques mots de Frank Zappa: "L'esprit est comme un parachute: il ne fonctionne que s'il est ouvert."
Je m'étais juré de l'imiter et de conclure moi aussi mes messages par quelque réjouissante citation de, mettons, Kurt Vonnegut. Pour ce faire, la manière rapide consiste à visiter un de ces répertoires Web contenant des milliers de citations classées par thèmes, par mots-clés ou (naturellement) par auteurs – encore qu'il faille se méfier des nombreuses citations apocryphes.
Prenez cette citation: "Le futur n'est plus ce qu'il était." On l'attribue tour à tour à Robert De Niro, Arthur C. Clarke et Yogi Berra – alors qu'en fait, elle serait de Paul Valéry. La paternité intellectuelle est un concept vaseux, de nos jours.
Qui donc compile ces citations? Quel anonyme et laborieux lecteur parcourt la littérature mondiale afin de la découper en petits lopins?
Réponse: tout le monde. La citation est l'inévitable sous-produit de la lecture.
Je me suis longtemps targué d'avoir une mémoire visuelle impeccable et de pouvoir retracer presto tel ou tel passage d'un roman, plusieurs années après l'avoir lu. L'ironie, c'est qu'entre ces passages bien indexés s'étendent des chapitres et des chapitres dont je ne garde qu'un souvenir flou – si bien qu'en feuilletant des romans chers à ma mémoire, il me vient parfois l'impression désagréable qu'ils ont en fait été lus par quelqu'un d'autre.
Lorsque j'affirme avoir aimé un livre, c'est parfois que deux ou trois paragraphes mémorables se sont imprégnés dans mon esprit. Osons poser une épouvantable question: quel est le strict minimum de pages mémorables nécessaire pour qu'un livre laisse un bon souvenir à son lecteur?
Je sais que, pour ma part, une seule page peut suffire à sauver un roman – et je n'arrive pas à décider si cela est rassurant ou désespérant.
Cela révèle au fond l'étrangeté fondamentale de la lecture. Nous nous absorbons pour une période prolongée dans un livre – cela peut durer de quelques heures à plusieurs mois – qu'il sera impossible de mémoriser dans ses moindres détails. La mémoire est une faculté puissante, mais pas à ce point, si bien que la plus grande part d'un livre est larguée après usage.
Le livre agit, en définitive, comme un réacteur nucléaire dont les entrailles gigantesques, après d'innombrables et complexes opérations, se contentent de chier une infime crotte de plutonium, une noisette de matière incroyablement dense: la citation.
Les pages qui séparent ces précieuses phrases ne forment qu'un dispositif: à la fois indispensable et accessoire.
Vous croyez que j'exagère pour les besoins de la chronique? À peine. J'estime que nos cerveaux – et par conséquent nos cultures – fonctionnent réellement ainsi. Nous trions, nous distinguons, nous distillons. Lecteur, tu es un alambic qui mijote au fond des bois.
Et je le dis, en somme, sans savoir s'il faut s'en réjouir ou s'en affliger, mais sans le moindre cynisme – car enfin, ne lisons-nous pas nos propres vies de la même manière?
À l'heure de mourir, prendrez-vous une minute pour penser à toutes ces déclarations de revenus entassées dans votre classeur? Aux centaines d'heures d'attente passées à la clinique médicale, au garage, au bureau des passeports? À tous ces matins où vous avez trié les matières recyclables, nettoyé le four, retiré les cheveux qui obstruaient le trou de la douche?
Non, bien sûr.
En fait, vous ne prendrez même pas le temps de faire l'inventaire de tous les épisodes heureux de votre vie – car à moins que vous ne soyez très jeune ou très infortuné, la liste serait trop longue. Vous ferez une version abrégée. Un palmarès des moments les plus significatifs: ces quelques scènes qui condensent votre existence. De l'esprit-de-vie.
Que nous le voulions ou non, à l'heure de mourir, nos vies se transforment en l'équivalent métaphysique du Sélection du Reader's Digest.
Vous voilà avertis.
Alors que j’étais tout jeune, ma famille allait souvent à la tête du lac Pohénégamouk pour faire des pique-niques sur la grande plage de beau sable. Il y avait bien une route qui passait par-dessus la montagne de la croix, route qui avait surtout servi aux chantiers forestiers, mais comme personne ne l’avait entretenue, il fallait s’y rendre en canot. Comme j’étais trop jeune pour avoir droit à un aviron, je trouvais très long ce trajet et pour tuer le temps je cherchais à voir des animaux sur la rive… ce qui était quand même fréquent.
Je me souviens avoir vu une ou deux cabanes à demi écroulées et demandant ce que c’était, je me suis vu répondre que c’était la cabane à Dickner. Il a suivi une histoire d’ermite et d’indien dont je ne me souviens plus. Sauf que je me suis construit bien des histoires sur cet homme solitaire.
Adolescent, j’ai passé plusieurs fois par là, et je suis arrêté. Il y avait quelques restes des cabanes écroulées, mais aussi des pommiers, des gadelliers, un lilas, signes évidents d’une occupation humaine sur plusieurs années.
Beaucoup, beaucoup d’années plus tard, j’ai vu sur la couverture d’un livre s’appelant Nickolski le nom de Dickner et tout de suite cette image de l’enfance est remontée.
Peut-être avez-vous des pistes pour répondre aux questions que je me pose encore. Qui pouvait bien être ce Dickner qui a vécu là vers… 1930? 1940? un homme fuyant l’enrôlement? Un Wollustoukii (ceux de la rivière Scintillante), un malécite installé là quand le nomadisme ne fut plus possible? Un blanc fuyant l’opprobre d’un village parce qu’il était en amour avec une Amérindienne?
Peut-être aussi simplement un homme qui avait trouvé la paix dans ce site tout à fait exceptionnel… je ne sais rien de lui, et je suis parti trop longtemps du village, les gens de maintenant ne savent plus rien de lui.
Peut-être qu’un Dickner pourrait en savoir quelque chose, où qu’à défaut de savoir, on pourrait inventer une belle histoire.
Bien votre,
Bernard Le bel
J’adore vos textes, vraiment. Je me délecte chaque fois qu’une nouvelle cuvée nous est offerte.
Je me suis inscrit à Voir.ca simplement pour apporter cette objection toute simple, qui mérite cependant d’être entendue, ne serait-ce que pour acheminer un autre liquide dans l’alambic.
Mon objection est double.
En premier lieu, il y a ce fascinant concept des réminiscences, entendues comme «emprunt plus ou moins conscient fait par l’auteur d’une création artistique ou littéraire à d’autres auteurs». Personnellement, je souffre d’une mémoire fort défaillante, mais mes réminiscences sont légions et jaillissent au moment opportun pour alimenter le flot créateur. Ne peut-on pas croire, dès lors, que tout ce que nous lisons, contemplons, entendons s’enregistrent quelque part et surgit sous le coup de l’inspiration, même si nous ne pouvons en citer exactement la source?
En deuxième lieu, et dans une optique spirituelle, les bouddhistes, et ceux qui ont vécu des expériences de proximité de la mort (Near Death Experience), croient au contraire que tout geste est dûment enregistré et qu’un bilan fort détaillé nous attend patiemment dans le tournant du trépas. Au contraire d’un distillat, il serait plutôt question d’un raz-de-marée, sinon un tsunami.
À méditer. (Littéralement.)