(É)lecteur
Le lecteur est la clé de toute littérature. Je suis, à ce sujet, indécrassablement humaniste: je ne situe pas le texte au centre de tout, mais bien l'humain, et c'est notre propre force gravitationnelle qui tire les livres à nous, pas l'inverse.
Le problème fondamental de la littérature n'est donc pas le classement des livres, mais le classement des lecteurs. Il s'agit d'une taxonomie exclusive, bien entendu, où le lecteur s'identifie au roman historique féminin, par exemple, par opposition à tout le reste.
Le refus de lecture constitue un geste aussi volontaire que la lecture, en somme – et, en ce sens, rien n'est plus littéraire qu'une campagne électorale.
La plupart du temps, lorsque j'entends vanter ou attaquer un parti politique, il me semble que le but de l'opération consiste moins à promouvoir ou dénoncer un ensemble de valeurs qu'à se positionner comme membre d'un groupe. Je soupçonne que, dans la plupart des chambres de commerce, il assez mal vu d'appuyer le NPD. Quant à s'annoncer conservateur dans une lecture de poésie, il ne faut même pas y penser. Un lynchage est si vite arrivé.
L'orientation politique est une question grégaire: en dépit des apparences, on n'est jamais seul dans l'isoloir – pas plus qu'on ne l'est en lisant un livre. Dans les deux cas, il s'agit d'une extension de la place publique, de nos conversations.
Machine à café, comptoir de restaurant, tribune radiophonique, Twitter: voilà les sources de notre solitude collective.
J'y pense, pourrait-on pousser l'analogie un peu plus loin et imaginer les partis politiques comme des auteurs? Après tout, chaque parti repose sur un texte fondateur: le programme.
Le programme politique appartient sans conteste à la littérature. La littérature de fiction, bien sûr. On l'a souvent assimilé au manifeste, au pamphlet. Grave erreur. En réalité, c'est un cousin germain de la littérature d'anticipation: le programme politique prétend décrire un futur rapproché – on ne s'aventure guère au-delà des quatre années d'un mandat – en énonçant des règles plus ou moins enracinées dans la réalité.
En outre, les deux genres littéraires font parfois beaucoup de chemin en ignorant la physique élémentaire. Il n'y a pas que dans les dessins animés d'Hayao Miyazaki que l'on parvienne à faire flotter d'immenses châteaux dans l'atmosphère.
La principale différence, bien sûr, réside dans le ton. Le programme politique repose essentiellement sur l'utopie et l'optimisme, cependant que la science-fiction verse plus volontiers dans la dystopie. Il est toujours question d'un Brave New World, que ce soit au premier ou au second degré.
J'ajouterai malicieusement – mais peut-on réellement être malicieux alors que l'on se contente de décrire la réalité? – que les programmes politiques partagent autre chose avec les grands classiques littéraires: tout le monde en parle, personne ne les a lus.
Notre connaissance de ces textes se résume aux versions abrégées, aux citations canoniques, à la réputation. Nous les lisons par procuration.
Bref, un flou romantique entoure le programme politique – ce qui explique d'ailleurs que l'on persiste à parler de programme, cependant que les partis privilégient plutôt le terme plate-forme. Les mots ne sont jamais gratuits: une plate-forme est un espace, un lieu où l'on se tient, et non une chose destinée à être lue. Une scène, en somme.
Je pourrais étirer l'analogie sans fin, parler de deus ex machina, de MacGuffin et de suspension de l'incrédulité – mais au final, j'ai la vague impression que rien de tout cela ne nous aiderait à trouver la campagne électorale plus édifiante, voire à y établir notre place en tant que lecteur / électeur.
Sans doute est-ce parce que, au fond, malgré cette allégorie un brin cabotine, le politique et le littéraire ne parlent pas du tout le même idiome?
On pense bien sûr à cette centaine de livres que Yann Martel a envoyés au bureau du premier ministre, sans jamais recevoir la moindre réponse. On a vu l'exercice comme une attaque tacite contre les conservateurs – et il aurait été intéressant, par rigueur scientifique, de faire l'exercice simultanément, et en privé, avec tous les chefs de parti.
De cette manière, on aurait peut-être pu dresser une carte littéraire du politique.
Pas sûr que les résultats nous auraient fait sauter de joie.
Les politiciens sont bien davantage des montreurs d’ours que des lecteurs, à mon avis. Surtout que lire, c’est une activité solitaire.
Montrer des ours et parler avec emphase des ours que l’on montrera, par contre, c’est beaucoup plus dans la nature politicienne.
C’est chroniquement savoureux vos chroniques mais celle-ci, vraiment celle-ci me parle, me chante et m’enchante !
C’est intelligent, taquin, et comme vous dites, malicieux. Je rajouterai adorablement malicieux. Je vais retirer une à une les fleurs de mon bouquet sans le vase :
« Un lynchage est si vite arrivé » J’ai souri en regardant par la fenêtre, le temps d’avoir l’air d’une folle funambule.
« Nous les lisons par procuration ». Hum… à laisser fondre sur la langue pour son goût aigre-doux. Comme pour les programmes, si on lisait nos écrivains par procuration, qu’arriverait-il !? « Je vous félicite pour votre beau programme » ne s’entend pas souvent par les temps qui courent !
« …une plate-forme est un espace, un lieu où l’on se tient, et non une chose destinée à être lue. Une scène, en somme » – On se tient près de l’acteur là ! – De la comédie pas drôle du tout. Comme chante notre Ferland, si on s’y mettait …, lecteurs électeurs tant que nous sommes, on pourrait leur en boucher un trou à nos politiciens aux discours racoleurs, puisque je ne pense pas que ces acteurs savent leur texte par coeur !
« … et il aurait été intéressant, par rigueur scientifique, de faire l’exercice (suggestions de lecture Yann Martel) simultanément, et en privé, avec tous les chefs de parti ». Et voilà que vous mettez leurs beaux programmes sur la même plate-forme, ou scène. Vous finissez ainsi. Et vous n’avez même pas l’air déprimé ! J’ai même pas entendu un soupir.
Si au moins on était déprimé, mais on est indifférent. Un coche en-dessous de la déprime.
Vous avez reniflé le parfum de vos fleurs, je vous laisse les fougères.
Ta remarque au sujet des livres classiques et manifestes électoraux était hilarante – c’est complètement vrai, personne ne les lit. Ces textes sont devenus davantage des figures mythiques (ou des épouvantails?), sans considération de leur contenu actuel. Aujourd’hui, tout le monde mentionne 1984 d’Orwell et Le meilleur des mondes dans la même lancée en parlant de la tyrannie, mais il y a plus de différences que de similarités en ces livres, ce dont je me suis rendu compte récemment en relisant Le meilleur des mondes (mais seulement la première partie). Côté politique, quoique les conservateurs aient une réputation conservatrice, il se trouve que leurs politiques sont en fait plutôt radicales (http://radiospirale.org/capsule/contre-harper). Mais je me demande s’il serait plus intelligent de voter pour une réputation que pour un livre blanc? Ou un « Livre rouge »…
En tout cas, aujourd’hui, la plupart d’entre nous nous entichons autant des représentations que des choses en soi. La carte est devenue plus intéressante que le territoire…