À Lima, au début des années 2000, tout le monde était fatigué.
Évidemment, ça n'empêchait personne de vaquer à ses affaires comme si de rien n'était: aller au boulot, organiser fêtes et soupers, négocier le prix du sac de patates. La vie suivait son cours. Pourtant, derrière tout cela, on entendait le constant bruit de fond de la fatigue.
Le Pérou sortait d'une mauvaise passe. Imaginez dix ans de dictature, suivis de dix ans de démocratie entachée par le terrorisme, suivis d'une décennie de dictature de parti unique.
Économiquement, le pays mangeait ses bas. L'inflation avait été si forte quelques années auparavant – 7649% en 1990 – que les claviers des guichets automatiques étaient pourvus des touches "0", "00" et "000".
Dans mon entourage, plusieurs personnes abattaient de longues journées de travail, souvent six jours par semaine. Beaucoup devaient voyager une heure matin et soir dans des bus kamikazes bondés. Mais le coup de grâce, c'était le climat. Il ne pleut jamais à Lima, mais le ciel reste totalement couvert de février à novembre – sans oublier le smog de circonstance.
On pourrait déduire qu'il régnait une certaine morosité dans la capitale péruvienne – mais non. Les Limeños restaient stoïques: cordiaux, festifs, courtois jusqu'à l'excès.
Mais la fatigue! Tout le monde avait la batterie à plat. Matin et soir, dans les bus, les gens courbaient l'échine, le regard éteint – et cette fatigue de fond transparaissait partout: dans la politique, dans les médias, dans l'organisation du travail.
Jeune Occidental un peu naïf, je n'avais jamais vu l'épuisement à une telle échelle.
Je me souvenais de la mononucléose qui, durant mon adolescence, avait été un peu l'équivalent de la tuberculose pour nos grands-parents: une maladie mystérieuse, dont les victimes disparaissaient pendant des mois. (Et à 15 ans, le mois est l'unité de mesure de l'éternité.)
Des rumeurs couraient parfois sur le frère ou la cousine d'un tel, qui avait la mono, et nous tentions alors d'imaginer ce qu'était la fatigue chronique. Un épuisement qui s'étirait sur toute une année scolaire. Que rien ne soulageait.
Lima, il y a 10 ans, avait la mononucléose.
De nos jours, je ne sais pas. On dit que ça va mieux.
Chose certaine, c'est Montréal qui me semble aujourd'hui avoir le système immunitaire au tapis. Dans mon entourage, tout le monde est plus ou moins à plat. La trentaine y est peut-être pour quelque chose: les gens font des enfants et poussent leur carrière en même temps, les normes et la pression sociale s'accroissent sans cesse, le coût de la vie grimpe. On ne dort pas assez, et on fait du jogging afin de maigrir ou d'avoir sa petite dose d'endorphine.
Alors oui, évidemment, tout le monde est fatigué. Il s'agit du sentiment de la décennie – car, à bien y penser, il n'y a pas que les trentenaires qui soient fatigués en ce moment.
Et je pose donc la question suivante: quand avez-vous lu un roman sur la fatigue? Avez-vous des titres à me conseiller?
Perso, je n'en vois pas. Gabriel Garcia Marquez consacre quelques pages de Cent ans de solitude à la fatigue du colonel Aureliano Buendia. Murakami a parlé de la fatigue insomniaque. Cormac McCarthy a écrit plusieurs bons passages sur la question dans La route. Dans tous ces exemples, cependant, la fatigue ne constitue qu'un motif complémentaire, non le sujet central.
Pourquoi les romanciers ne s'intéressent-ils pas à cet état quotidien, familier – le plus universel qui soit? La narration littéraire se prêterait-elle mal à la description de la fatigue?
On pourrait prétendre, tiens, que le statisme de la photo permet de mieux capter l'affaissement. Je pense, par exemple, à la série Tokyo Compression, du photographe Michael Wolf, composée de photos de Japonais endormis contre les vitres embuées des wagons de métro. Trente siècles de fatigue sont concentrés dans ces visages écrasés contre le verre.
J'ai cependant de la difficulté à admettre que le roman soit inapte à parler de la fatigue – ou de quoi que ce soit, en fait. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une forme de cécité sélective devant un sujet perçu comme mineur. Tout le reste a été couvert: la haine, le désir, l'amour, l'envie, la faim, la maladie, l'ambition, le découragement, l'anxiété, la dépression, l'amputation, l'impuissance, l'ostéoporose.
Alors c'est pour quand, le grand roman de la fatigue? Je ne vois aucun sujet plus moderne.
Dany Laferrière a commis Je suis fatigué… Lui, le sieur Laferrière, a déjà eu la même réflexion que la vôtre, mais à propos de l’ennui. Le gars voudrait écrire un roman sur l’ennui mais dit qu’il ne se le permettra pas parce qu’un tel roman serait… ennuyeux!
J’avais pensé à Laferrière, bien sûr, mais il me semblait que son livre parlait moins de la fatigue en tant que telle que de lasstitude morale, de découragement.
La Mort à Venise, Thomas Mann
En effet, beau sujet actuel. En fait votre question m’a spontannément rappelé le livre L’Aveuglement de José Saramago. L’Aveuglement est une métaphore qui aurait pu s’appliquer à la fatigue.
Dans notre société voilà 25 ans on parlait beaucoup du burn out. Les statistique précisaient les catégories de travailleurs les plus atteints. Notamment les enseignants. Par la suite cette maladie est sortie du palmares des maladies autorisées par les assurances. Elle fut remplacée par la dépression. Les employeurs n’aimaient pas que leurs travailleurs souffre d’épuisement professionnel.
S’il n’y a pas de roman traitant de la fatigue, il y en a sûrement qui traitent du burn out ou de la dépression, maladies qui tirent une partie de leur origine dans la fatigue.
Dans mes lectures, ce qui se rapprochent le plus du thème de la fatigue, sans l’être vraiment – c’est le merveilleux roman d’Albert Cossery, « Les Fainéants dans la vallée fertile ».
Effectivement, la fatigue ne semble pas avoir été explorée comme thème principal de roman.
Mais je me souviens d’un épisode des Pierrafeu essentiellement consacré à un coup de fatigue de Fred Caillou. Pas de blague. ;)
Pas lu mais cependant déniché :
http://www.suite101.com/content/chronic-fatigue-syndrome-a-novel—book-review-a354729
Happy reading!