Je me rappelle avoir affirmé, un soir de bamboche où j'étais plus péremptoire que de coutume, que la littérature ne connaissait pas de question plus importante que le temps.
Je songeais peut-être au temps de la narration, problème vertébral dont j'ai déjà parlé ici, et qui s'apparente à ceux que rencontre le navibotelliste – cet humble artisan qui embouteille des bateaux. Écrire un roman consiste d'abord à plier le temps sur lui-même afin de le faire passer par le goulot de la bouteille.
Cela dit, je parlais sans doute du temps qui nous enveloppe, du temps comme Thème (avec un grand T), comme contrainte première de l'existence. Son écoulement (apparent) contraint tout ce que nous faisons, depuis les objectifs de carrière sur 20 ans jusqu'au plus modeste besoin d'aller aux toilettes.
À ce point-ci du texte, j'aurais aimé parler du tamagotchi, que je tiens pour l'une des métaphores les plus puissantes du siècle passé. Mais qui se souvient encore du tamagotchi?
(Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse, puisque nous parlons de gadget électronique: lorsqu'il est question du temps, certains des procédés narratifs les plus éloquents nous viennent du jeu vidéo. Je pense par exemple à cette barre de défilement, cette jauge qui figure au bas de l'écran, dans certains jeux, et qui indique le niveau d'énergie qui reste à votre personnage. Cette jauge est aussi un procédé narratif, elle nous rappelle une réalité dont nous avons pour la plupart oublié l'existence, faute d'avoir eu réellement faim depuis un moment: nous vivons d'abord au rythme de notre estomac.)
Mais où en étais-je?
Dans ma plus récente chronique, j'évoquais Writers No One Read, ce blogue où l'on répertorie des auteurs que plus personne ne lit. Évidemment, quelques personnes dans mon entourage se sont désolées, m'ont signalé qu'elles lisaient encore certains de ces auteurs.
Il semble y avoir un consensus tacite: rien n'est plus triste qu'un auteur dont personne ne se souvient.
On a tellement associé le livre à l'immortalité, à la suspension du temps, que l'on oublie qu'un auteur – comme tout animal – doit un jour ou l'autre mourir, s'effacer. Il faut avoir reçu quelques gifles, vécu quelques revers, pour en arriver à cet espoir minimaliste – et néanmoins follement ambitieux – d'écrire un livre, un seul, qui sache nous survivre. C'était l'ambition du très pragmatique Mordecai Richler.
Dans les faits, la plupart des auteurs ne parviennent même pas à écrire ce livre. Ils sombrent et se retrouvent, un jour, dans la liste des auteurs que plus personne ne lit. Ils y seront en bonne compagnie, assis entre Berthelot Brunet et Jacques Spitz.
J'ignore ce qui est le plus attristant: ces auteurs qui ont toujours eu un lectorat réduit, ou ces auteurs autrefois populaires, dont le lectorat s'est effondré.
Julio Cortázar, dans une longue entrevue accordée à Paris Review en 1982, parlait de sa notoriété, qui – en Espagne du moins – était immense. Il se plaignait notamment de ne pas pouvoir aller à la plage: en cinq minutes, un photographe lui tombait dessus. (Le bougre était difficile à camoufler, avec ses six pieds quatre pouces.)
Cortázar était, en somme, populaire comme une rock star.
Qui lit encore Julio Cortázar, aujourd'hui?
Mais oui, mais oui, je sais: plein de monde – dont votre humble chroniqueur. Qui plus est, diront certains, Cortázar est étudié. Il faut cependant se poser la question: les universités suffisent-elles à garder un auteur en vie? Dans la rue, dans le métro, dans la salle d'attente du dentiste, où est Cortázar? Nulle part. On ne rencontre qu'Elizabeth Gilbert, Stieg Larsson, Anne Robillard.
Attendez, cette liste est-elle seulement à jour? Même Harry Potter, omniprésent et omnipotent il y a quelques années, semble s'être évaporé du jour au lendemain. (Les films n'ont sans doute pas aidé la cause du pauvre gamin.)
Et vous savez quoi? Ainsi va la vie.
On m'accusera de sombrer dans l'apathie – mais c'est tout le contraire. Je suis émerveillé par ces grands cycles naturels, par ces forêts de séquoias que rien n'empêche de pousser, et qui poussent avec une vigueur d'autant plus grande que leurs racines dévorent les restes de forêts plus anciennes.
Certains auteurs écrivent en pensant à la postérité, en imaginant la moindre de leurs phrases passer à l'histoire. Pour ma part, j'ai plutôt décidé de signer ma carte de don d'organes.
«On a tellement associé le livre à l’immortalité, à la suspension du temps, que l’on oublie qu’un auteur – comme tout animal – doit un jour ou l’autre mourir, s’effacer»..
On oublie aussi que la lecture, celle de livre entier est menacée par la «Tweeterisation» de la communication en ce sens que nous nous habituons lentement mais sûrement à la lecture de textes condensés, comprimés.
J’ai l’impression que nous développons inconsciemment un réflexe de recherche d’hyperliens, de textes courts en conformité avec le temps dont nous disposons.
Même Stieg Larsson n’y échappera pas avec l’adaptation des ses romans au cinéma.
Je trouve que ce petit article contient une réflexion très profonde et très grave. C’est le genre d’idées qu’un écrivain chasse d’un revers de main, mais qu’il ferait mieux d’affronter tôt ou tard. Merci pour ce partage.
Je lis et relis Cortazar… Et je déteste la littérature populaire… Je n’ai pas lu Millenium mais je me suis délecté du film. Les gens lisent toujours mais lisent beaucoup de merde, vous trouvez pas ? Beaucoup consomment le livre fast food qui pour moi est de la mauvaise littérature. On dirait que le monde se fout des qualités littéraires d’un livre. On consomme, on se divertit quoi…
Le livre n’est qu’un médium. Avant, pour aller du point A au point B on prenait un cheval. Maintenant on prends une voiture. Avant pour raconter une histoire, on écrivait un livre. Maintenant,…