Le réalisme industriel
Hors champ

Le réalisme industriel

J'ai repensé plusieurs fois à cette espèce de polémique sur le financement public des arts, qui a eu lieu le mois dernier.

Ces foires d'empoigne s'évanouissent vite dans l'éther médiatique. Elles se jouent dans l'instantané. On se décoche quelques flèches, on se tapoche un peu – et puis c'est fini. Tout le monde reste sur ses positions. La plupart de nos débats publics sont prévisibles comme des matchs de la WWF.

(Insérez ici l'image fugace de Nathalie Elgrably-Lévy effectuant un diving headbutt depuis la troisième corde.)

Cela étant dit, il me semble que la communauté artistique est sortie diminuée de cet échange. Je suis assez d'accord avec le constat de Mathieu Arsenault: on a l'impression désagréable qu'en dépit des chiffres, des arguments et de l'éloquence, l'attaque frontale a perdu de son efficacité.

Serions-nous à l'orée de la morosité?

Je repensais récemment à ces vieux billets de banque – la série Scènes du Canada, qui circula de 1969 jusqu'à la fin des années 80. Vous souvenez-vous de ce qui figurait sur ces billets? À peine, je sais.

Au dos du 2 dollars, on pouvait admirer une scène de chasse inuite traditionnelle sur l'île de Baffin. Sur le billet de 10, c'était une raffinerie de pétrole de Sarnia, d'un violet obsédant. Le billet de 5 représentait le chalutier BCP 45, en train de remonter ses filets. Tout ça fleurait le beau patriotisme industrieux, voire industriel.

Puis, en 1986, la Banque du Canada a introduit une série aviaire: merle d'Amérique, martin-pêcheur et autres huards. On ne pouvait pas imaginer un design plus apolitique que cette volaille monochrome. Signe des temps? Avec la fin toute proche de la guerre froide, le réalisme industriel avait peut-être perdu de sa pertinence. (Une bière au premier qui nous déniche une thèse universitaire sur le sujet.)

Vers le milieu des années 90, je me suis retrouvé en Europe – où l'euro n'était encore qu'une vue de l'esprit (on parlait alors de l'ECU). Ça me convenait: le franc et la peseta étaient pour moi des devises mythiques, elles contribuaient à la couleur locale.

Or, je me souviens d'avoir été émerveillé en découvrant que le 25 centavos espagnol était orné d'un personnage de roman, nul autre que Don Quijote de la Mancha. En France, notez bien, c'était encore mieux: le billet de 50 francs mettait en vedette Saint-Exupéry et son ouvre – recto verso, s'il vous plaît!

J'ai aussitôt pensé (insérer accent parigot): Mazette! Voilà des gens civilisés! Ce n'était pas demain la veille que des écrivains figureraient sur les billets canadiens.

J'avais tout faux, bien sûr. Les écrivains sont apparus sur nos billets dès 2001, avec le lancement de la série L'épopée canadienne. Au dos du cinq dollars, le martin-pêcheur laissait la place au sport national, avec une citation de Roch Carrier: "Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues, longues. Nous vivions en trois lieux: l'école, l'église et la patinoire; mais la vraie vie était sur la patinoire."

La citation était imprimée en corps 3, à la limite du moléculaire, mais c'était toujours mieux que rien.

Chaque billet avait sa citation. Sur le 10 dollars se trouvait un extrait du poème "Au champ d'honneur", de John McCrae. Sur le 100, un poème de Miriam Waddington. Quant au 20 dollars, le billet le plus en circulation au pays, il arborait une citation de la grande Gabrielle Roy: "Nous connaîtrions-nous seulement un peu nous-mêmes, sans les arts?"

La question vaut plus cher que le papier sur lequel elle est imprimée.

Au fait, n'est-ce pas une contradiction d'associer littérature et billets de banque? Après tout, les écrivains n'ont pas la réputation d'être riches, matérialistes, industriels ou même industrieux.

Certaines personnes croient néanmoins que les écrivains – et les artistes en général – sont une ressource renouvelable, comme les épinettes, ou les Inuits, ou la pluie qui tombe sur le bassin hydrographique de la Churchill. Une ressource souvent inquantifiable, difficile à caser dans le calcul du PIB. Aussi arbitraire, en somme, que la valeur de l'or.

Parlant d'arbitraire, gardez à l'oil le bitcoin, cette devise électronique dont, nous assure-t-on, les gouvernements auront bientôt très peur. Pas de moineaux, de scènes patriotiques ou d'écrivains sur le bitcoin. Que de belles rangées de chiffres bien propres.