Mon zombie d’amour
La taxonomie est mon dada. Je m'émerveille facilement de notre tendance à classer ce qui nous entoure dans une multitude de tiroirs et sous-tiroirs.
Le grand débat de fond, en taxonomie, est le suivant: quand devons-nous arrêter de classer? À trop subdiviser, on risque de se retrouver avec un système où chaque spécimen incarne une catégorie en soi – ce qui invalide l'idée même du classement.
À cette question il n'existe pas de réponse simple. Le sage dira sans doute que la précision dépend de la pratique. Dans la campagne dominicaine, par exemple, j'ai vu les gens regrouper plusieurs espèces de plantes sous le nom "escoba" (balai), car les plantes en question servaient toutes à confectionner des balais. Ce regroupement n'est pas simpliste: il suffit à l'usage. À quoi servirait de savoir distinguer la kochia scoparia, la kochia prostrata et la kochia trichophylla, si les trois espèces ne servent en fin de compte qu'à brosser la fiente des poulets?
L'usage, encore et toujours l'usage.
Je réfléchissais à cette histoire, récemment, après avoir découvert plusieurs films d'animation japonais catalogués sous l'étiquette "comédie romantique science-fictionnelle".
Vous demande pardon? Une comédie romantique science-fictionnelle?
Si l'usage commande le classement, j'aimerais bien savoir quel est l'usage au juste dans ce cas-ci. L'objectif est-il de rameuter deux publics pour le prix d'un, ou au contraire de s'adresser à un public plus restreint – les otakus qui aiment les comédies romantiques science-fictionnelles?
La situation n'est guère plus simple dans le milieu du livre, notez bien. À une certaine époque, la science-fiction se résumait à peu près au Frankenstein de Mary Shelley: un livre unique en son genre, seul dans sa catégorie. Aujourd'hui, il faut un doctorat pour débroussailler tous les sous-genres de la science-fiction, depuis le cyberpunk jusqu'au steampunk, en passant par le biopunk, les dystopies, les uchronies, la sf sociale, le singularisme, le space opera et les récits robotiques (asimoviens ou non).
Nos catégories deviendraient-elles de plus en plus pointues? Je suis porté à le croire. Ce serait la conséquence naturelle de l'abondance. Un nouveau livre fait surface toutes les trente secondes, et s'il est impossible de tout lire, on peut néanmoins tout étiqueter. Après tout, classer c'est lire un peu.
Mais le problème est moins l'apparition de nouvelles catégories que l'apparition de catégories hybrides. Nous sommes à une époque où l'innovation et le recyclage sont des notions interchangeables – d'où l'apparition, par exemple, du roman d'amour et de zombies pour jeunes adultes. (Ah, vous ne saviez pas?)
Lorsqu'on tombe dans le domaine de la combinatoire, les possibilités deviennent (techniquement) illimitées. Tout est envisageable: le steampunk arthurien, l'éco-thriller-policier dystopique, la robinsonade spéculative gothique ou la chick lit uchronique noire. Perec serait ravi.
Vous croyez qu'il s'agit d'un phénomène secondaire, d'un truc de la longue queue? N'en soyez pas si sûr. Même les Éditions Harlequin font désormais dans la romance paranormale. Au menu de la collection "Nocturne": beaucoup de vampires, un certain nombre de loups-garous et plusieurs esprits (personnages à la fois platoniques et hygiéniques). Un poil plus audacieuse, la collection "Luna" propose quelques titres de zombie-romance.
Ce divertissant mélange entre Mon fantôme d'amour et Dawn of the Dead prouve une chose: il y a un public pour tout.
Gros caractères
La taxonomie dévoile l'usage, et l'usage est très souvent commercial. Chaque lectorat, après tout, est aussi une clientèle. À chaque tiroir taxonomique correspond une niche commerciale – et, comme c'est souvent le cas en matière de bizeuness, il s'agit là d'une taxonomie très, très pragmatique. Les catégories marchandes n'ont pas forcément à être cohérentes, organisées ou élégantes. Pourvu qu'elles touchent la clientèle, on n'en demande pas plus.
Pièce à conviction numéro 1093: les catégories dans la section Livres d'Amazon.
Si vous désirez naviguer dans le catalogue amazonien, il faudra vous tailler un chemin parmi les articles suivants (traduits par les soins de bibi, puisque personne chez Amazon n'a cru bon de le faire): Jeux et casse-têtes, Gay et lesbiennes, Littérature et fiction, Santé, esprit et corps, Horreur, Gros caractères, Calendrier, ainsi que la catégorie French Books (Livres français) – dans laquelle on trouve, juste pour vous mêler un peu plus, 365 mots croisés en gros caractères.
C'est bien assez chinois pour être borgésien. Qui a dit qu'Amazon était grand public?
Salut Nicolas, ici Éveline de Québec.
La taxonomie est en effet quelque chose d’absolument fascinant! Je réfléchis beaucoup à ces questions de classement ces derniers temps, car j’écris un roman qui sera parcouru d’opérations de classement, d’archivistes, etc. Selon moi, le classement et l’étiquetage font partie de l’hygiène de la mémoire et même de l’hygiène psychologique. Ainsi, j’ai constaté que le stress de devoir se rappeler ses notes de cours en vue d’un examen diminuait de moitié si on reclassait ses notes en catégories. Et on peut faire la même chose avec les aspects de la réalité difficiles à supporter : plutôt que de laisser ses tracas dans un nuage noir en suspens au-dessus de sa tête, on peut les ranger dans une catégorie rassurante, par exemple « Personnes stupides à mépriser », et voilà, affaire classée.
Mais évidemment, comme ton exemple de la taxonomie d’Amazon l’illustre malheureusement bien, il faut qu’il y ait un certain sens à tout cela. Et qui dit sens dit liens : il faut des liens. Ces liens entre les catégories permettent de s’y retrouver. La catégorisation par niches commerciales peut-être utile au directeur du marketing, mais va certainement décourager l’utilisateur de trouver ce qu’il cherche, parce qu’il n’y a pas de liens entre les catégories. Est-ce que le site d’Amazon n’illustre pas un certain chaos qui sévirait dans le monde en cette ère d’hyperinformation, un chaos où il est difficile de se retrouver et de juger de tout ce qu’on perçoit et reçoit? Je crois que oui, et ainsi, si on veut continuer de fabuler, je crois même que la taxonomie enseignée à titre de pratique exemplaire à grande échelle pourrait être envisagée comme une solution à tous ces problèmes. N’est-ce pas merveilleux?
Merci pour ce billet, quoi qu’il en soit!