N'importe quel écrivain vous le dira: il est plus agréable de jeter des pages que d'en écrire. Les pages que vous jetez ne vous feront plus souffrir. Celles que vous gardez contiennent la promesse d'interminables corrections, révisions et réécritures. Elles n'ont pas fini de vous en faire baver.
Et ne parlons même pas des pages qui restent à écrire. Ce sont les plus sournoises, car elles ne vous ont pas encore déçu. Vous les envisagez avec espoir et candeur.
Mais toutes les pages que l'on jette ne sont pas mauvaises, voilà bien le problème, et il existe mille raisons pour lesquelles on balance un fichier dans l'ignominieuse Filière 13. Il arrive par exemple qu'un paragraphe soit, ô paradoxe, tout à la fois excellent et nuisible. Il faut alors se faire violence et extraire l'appendice indésirable.
Certes, on se garde une petite gêne, tel ce bricoleur qui n'ose se débarrasser de rien et accumule dans son atelier des kilos de vis dépareillées, des kilomètres de retailles de bois et des longueurs de fil électrique suffisantes pour relier Hong Kong et Lima.
Il s'agit de la loi de Diogène: on ne sait jamais quand ça pourra servir. Corollaire de cette loi, il suffit de jeter un bout de texte pour lui découvrir, cinq minutes après avoir vidé la corbeille, un usage parfait.
Jeter est donc agréable mais pas forcément naturel.
Désintégrer un paragraphe est facile. Une page, pas de problème. Un chapitre entier? On doit serrer un peu les dents. Mais jeter un manuscrit complet? Tout un manuscrit? Quelque 50, 100, voire 150 pages? Il faut du cran, mes amis.
Du cran, ou alors – je peux en témoigner – avoir atteint un degré d'écourement suffisant. J'ai déjà abandonné un manuscrit sur lequel j'avais bossé cinq ans. Cette affaire reste d'ailleurs à moitié digérée.
Au fond, le manuscrit que l'on envoie au bac vert pose le problème très ancien du vide.
Peut-être connaissez-vous ce mécanisme appelé compas elliptique d'Archimède, que les ébénistes du dimanche surnomment moulin à bullshit – ou, dans un registre moins poétique, machine à rien faire. Il s'agit d'un bloc de bois rainuré où une manivelle provoque la translation alternative de deux navettes. Les navettes se croisent et se recroisent sans jamais se toucher. Le résultat est charmant. Vous pouvez les regarder aller et venir pendant des heures, jusqu'à ce qu'un filet de bave trahisse la nature de votre activité neurologique.
Il s'agit en somme d'une version mécanisée du tournage de pouces, mais aussi d'une excellente métaphore pour décrire l'écriture d'un manuscrit qui n'irait nulle part, décrivant d'élégantes ellipses dans le vide. S'il ne parvient pas à se libérer de sa propre orbite, le texte est bon pour la corbeille – peu importe le nombre de pages.
Il est contre-productif pour un auteur professionnel de jeter une certaine masse de texte. Chaque page représente des heures de travail, après tout, et personne ne vous paye pour tourner la manivelle. Il existe cependant d'autres déficits, plus subtils, qui sont ceux de l'ego. Travailler pour rien crée une frustration sourde que seule la lecture de Qohélet peut calmer: "Fumée de fumées, tout est fumée."
Mais comme il est dans notre nature d'avoir horreur du vide, nous voulons que tout, y compris les échecs – surtout les échecs -, ait un sens. Et vous me permettrez d'arriver enfin au fait de cette chronique (puisque tout ce qui précède était en réalité une ellipse): je suis tombé cette semaine sur un blogue où les apprentis romanciers peuvent soumettre leurs manuscrits abandonnés.
Ça se fait très simplement: il suffit de donner un résumé du projet, d'expliquer la cause de l'abandon et d'offrir en pâture la pièce à conviction: le manuscrit. Certains projets ne comportent que 10 ou 20 pages. Ce sont des deuils miniatures. Plusieurs textes, en revanche, ont dépassé les 50 000 mots.
Certains verront dans cette initiative la phase terminale de l'auto-édition: un endroit où l'aspirant romancier ne se contente plus de contourner le processus éditorial, mais se soustrait également à la corvée de terminer son manuscrit.
Pour ma part, j'y vois autre chose: le désir très humain de redonner, malgré tout, un sens aux heures perdues. De retenir des bribes de ce temps qui coule, coule sans cesse entre nos doigts, et qui fatalement nous échappe.
Un principe auquel je n’ai jamais dérogé, depuis aussi loin dans le temps que je puisse me rappeler, est celui-ci: ne jamais rien jeter – à moins qu’il puisse être démontré hors de tout doute possible que cela ne servira jamais à quoi que ce soit ou même à qui que ce soit. Et encore…
Pourquoi?
Parce que les rares fois où (que ce soit par mégarde, ou par le fait de quelqu’un d’autre) cela s’est bien malgré moi produit que quelque chose soit jeté, l’inévitable et grand besoin pour cette chose a peu après surgi.
Remarquez toutefois que le corollaire inverse, soit que du fait qu’on aura conservé quelque chose on en aura certainement un jour ou l’autre besoin, ne vaut pas pour autant. Même que beaucoup de ce qu’on entasse et empile ne servira jamais à rien et ne fait qu’encombrer de l’espace. (À cet égard, l’humoriste américain George Carlin a déjà sorti un CD intitulé « A Place for my Stuff » où il raconte qu’il doit déménager dans une demeure plus spacieuse afin de justement avoir de la place pour tout ce qu’il entasse et empile depuis des années…)
Mais la grande difficulté à respecter ce principe de tout conserver, dont le bien-fondé m’a à diverses reprises au cours des ans été démontré, consiste à garder constamment à l’oeil cette « douce moitié » qui fonctionne pour sa part selon le principe de « faire le ménage » dans ce qui ne sert pas, et de gagner de la sorte de l’espace pour pouvoir l’encombrer de tas de bibelots et trucs décoratifs tout à fait inutiles, et qui pour leur part ne serviront jamais à rien…
« NE RIEN JETER » à inscrire sur une épitaphe !!!
Un jour, je devrai bien m’équiper d’un disque dur
externe afin de conserver tous ces kilos de vis
et de retailles, de bois ou de métal,
d’idées et de textes abandonnés ici et là
sur des bouts de papiers écrits à la main
ou sur disque dur ou encore enregistrés
de vive voix sur dictaphone…
Seules l’intelligence imaginative
et la discipline ponctuelle conjuguées
d’un auteur bien focusé
peuvent en faire une ou des oeuvres
incarnées, imprimées, sculptées,
peintes ou musicalement jouées.
Sortir le magma de l’anonymat.
Toujours un plaisir de vous lire,
Monsieur Nicolas.
Merci.