Dans mon enfance, les légendes urbaines étaient des divinités puissantes. Elles se déplaçaient par bonds furtifs, jamais on ne parvenait à localiser leur source, leur épicentre. Elles arrivaient de nulle part, disparaissaient dans l'éther.
Fictions spontanées, elles éclataient comme des bulles de savon plus ou moins putrides – histoires de chats explosés au micro-ondes, de Ouija, de mutilations horribles et de dentifrices sataniques.
Tout le monde avait, dans son entourage, un relayeur de légendes urbaines – car ces récits n'étaient pas racontés, mais transmis. Ils provenaient toujours de l'ami d'une amie, d'une connaissance, du voisin du cousin. On l'avait appris à la télévision, lu dans un livre.
La légende urbaine donnait le sentiment d'appartenir à une communauté aux dimensions confusément planétaires.
Chez nous, c'était mon frère aîné qui officiait en tant que transmetteur. (Je suppose d'ailleurs qu'il tire de là son charisme de conteur; les légendes urbaines sont une excellente école pour apprendre les mécanismes de la vraisemblance.) Il avait toujours une histoire dans sa manche, et j'étais un auditoire de prédilection.
Je me souviens notamment de ce soir d'hiver où il me révéla tout sur l'Expérience de Philadelphie, un projet supposément mené par la US Navy durant la Seconde Guerre mondiale. Les Américains auraient alors cherché (et réussi!) à téléporter le destroyer USS Eldridge pendant quelques secondes. Mais l'expérience, me confia mon frère sur un ton dramatique, aurait provoqué d'étranges effets secondaires: dans les années suivantes, certains membres d'équipage auraient continué à disparaître et réapparaître sporadiquement. Des marins clignotants.
C'est à se demander comment je parvenais à dormir, à l'époque.
Je n'aurais trop su dire d'où mon frère tirait ses histoires, et c'est précisément ce qui faisait leur force: les légendes urbaines étaient impossibles à retracer. Elles constituaient des fictions décentralisées, un peu comme on parle aujourd'hui de devises décentralisées, ou d'informatique distribuée. La légende urbaine tenait du réseau P2P.
Cette histoire de légende urbaine m'est revenue à l'esprit alors que je relisais la page que Wikipédia consacre à l'Événement de la Toungouska. Vous voyez de quoi je parle?
Pour vous résumer l'affaire, un corps céleste d'une masse considérable – crotte galactique, bolide ou bout de comète – serait tombé en Sibérie à l'été 1908, aplatissant la forêt sur 2000 kilomètres carrés. Un événement astronomique d'une amplitude notable, en somme.
Le pépin? L'impact s'est produit dans un lieu isolé et à une époque politiquement turbulente. Lorsque la première expédition scientifique arriva sur place, en 1927, elle trouva la scène du crime, comment dire, un peu refroidie. Par la suite, le halo soviétique contribua à épaissir la soupe.
Il flotte donc, jusqu'à ce jour, un flou artistique sur le bassin de la Toungouska. Un certain nombre d'indices confirmeraient la thèse – somme toute banale – d'un impact météoritique, mais ça n'a pas empêché Pierre Jean Jacques de spéculer sur ce qui se serait vraiment passé dans la Toungouska en 1908.
Toutes les saveurs de théories ont été concoctées: le passage d'un petit trou noir, un grumeau d'antimatière, le classique écrasement d'un vaisseau extraterrestre, ou – et il s'agit de ma théorie préférée – une expérience de Nikola Tesla qui aurait mal tourné.
L'Événement de la Toungouska illustre à merveille le grand moteur de la légende urbaine, des théories du complot, et d'une importante tranche de la narration moderne: l'inconnu.
L'inconnu, et notre brûlant désir de croire.
Pour ma génération, Fox Mulder et Dana Scully comptaient parmi les héros parfaits de l'ère pré-Google. "I want to believe", annonçait une affiche épinglée dans le bureau de Mulder, et ce leitmotiv rappelle étrangement une autre phrase, avec laquelle Coleridge décrivait la condition première de toute fiction: "a willing suspension of disbelief" (une suspension volontaire de l'incrédulité).
Serait-ce qu'au fond, toute fiction obéit au même impératif fondamental que la légende urbaine: nous donner l'excitante impression de vivre au cour de l'inconnu, de l'incontrôlable?
Comparez un instant l'Événement de la Toungouska avec les manchettes astronomiques modernes. Plus de mystère: on peut maintenant voir un ballon de basket orbiter autour de Pluton. Tout objet géocroiseur notable est repéré des années à l'avance, et on calcule et recalcule sa trajectoire sur une base régulière, si bien que l'univers nous apparaît désormais comme un endroit encombré, strié d'une infinité de vecteurs bien propres.
Enfin, rassurez-vous: il y aura toujours des rigolos pour chuchoter que les astronomes ne nous disent pas tout.