Hors champ

La mode et la mort

À la question «Comment aimez-vous vos auteurs?», certains lecteurs répondent sans hésiter: «Morts». Posé dans ces termes, le propos tient du culinaire. Romancier en tartare, bleu, bien cuit, longuement faisandé ou réduit en pemmican – la littérature serait-elle l’antichambre du cannibalisme?

Chantal Guy avouait récemment, dans une de ses chroniques, avoir longtemps cru que l’auteur commettait, en vivant à la même époque que son lecteur, une faute de goût. Aveu intéressant, sujet crucial.

Lire les morts ou les vivants: la question n’est pas neuve, mais elle ne perd jamais sa pertinence. Chaque lecteur y apporte, à différentes époques de sa vie, des réponses changeantes.

Serait-ce parce que notre rapport à la mode et à la mort se modifie lorsque nous vieillissons? Nous voyons les modes revenir, se répéter, tout en sachant que nous n’assisterons qu’une seule fois à notre propre mort. Forcément, nous finissons par accorder un peu plus d’importance à ceci, un peu moins à cela, et ainsi naît la classification classique: à droite les auteurs trépassés, à gauche les contemporains.

(Interlude amusant. Nous vivons à une époque d’abondance où les auteurs contemporains surpassent en nombre les auteurs morts, si bien que la compétition s’est en quelque sorte déplacée. Hemingway insistait autrefois sur l’importance de se mesurer à des auteurs morts – et de les mettre K.O. L’image apparaît aujourd’hui un peu naïve, essentiellement parce que les morts nous semblent moins menaçants que les vivants. Fin de l’interlude.)

Pour ma part, j’ai beau vieillir, je ne crois toujours pas que la mort constitue une manière fiable de tracer les contours du contemporain; car si la mort présente l’avantage d’être simple – on l’est ou on ne l’est pas –, le domaine contemporain est en revanche un brin plus compliqué.

Pour se prétendre contemporain, il ne suffit pas de vivre à l’époque actuelle. Il s’agit là d’un exploit à la portée du premier venu. Il n’y a qu’à se laisser porter. En revanche, l’auteur contemporain ne peut se contenter, selon la formule d’Hamlet, d’être ou de n’être pas: il lui faut surtout contribuer à la doxa, au discours de l’époque.

Il en résulte donc le hic taxonomique suivant: certains auteurs morts demeurent plus contemporains que bien des vivants. Par exemple, je considère que Georges Perec et Kurt Vonnegut sont mes contemporains, même si le premier s’est absenté en 1982, et le second en 2007.

D’autres auteurs, en revanche, qui sont bel et bien vivants, qui écrivent et publient, fréquentent les salons et les studios d’enregistrement, ne m’apparaissent pas comme des auteurs contemporains. Je ne nommerai personne, ça vous ferait trop plaisir. Du reste, ça n’a rien à voir avec la qualité de l’œuvre: on peut être totalement largué et néanmoins écrire admirablement.

La confusion est parfois subtile. Certains auteurs passent pour contemporains parce qu’ils pratiquent la science-fiction. Or, pour qui fréquente un peu le corpus, ces auteurs n’appartiennent pas à leur époque: ils retardent de 10 ou 20 ans – une durée qui ne pardonne pas, dans l’anticipation.

Bref, contrairement à la mort, le domaine contemporain n’est pas homogène. Il fluctue. Certains auteurs restent à la remorque de leur siècle. D’autres, qui n’étaient pas contemporains, le deviennent tardivement. D’autres encore flottent au-dessus des modes.

En outre, certains auteurs peuvent être contemporains à temps partiel.

On peut, par exemple, être tout à fait contemporain sur le plan formel, mais s’intéresser à des sujets figés dans une autre époque. Ou alors, au contraire, faire preuve d’une imagination contemporaine, d’un sens de l’observation enraciné dans son temps, et pourtant rédiger le tout dans une forme dépassée.

On revient donc toujours au texte – car l’auteur, en fin de compte, est un simple mot-clé, un angle d’indexation pratique, et rien de plus. On s’en lasse vite. Plutôt que de parler d’auteurs morts ou contemporains, d’auteurs classiques ou canoniques, il vaudrait mieux parler de textes contemporains. De textes vivants.

Les autres textes s’empêtrent dans le bitume. Ils y coulent et se noient. Des siècles plus tard, on retrouve leurs os, ambrés, lustrés, prêts à être enfilés sur de la broche et exposés au musée d’histoire naturelle.

Ou dans Google Books, si vous voulez.