Hors champ

L’autorité sournoise du papier

Il ne faut pas croire que nous ayons attendu Internet pour jouir d’une source inépuisable d’informations erronées.

Je l’ai déjà avoué dans cette chronique, je suis un farouche partisan du processus éditorial. Très vieille école, le bonhomme. À l’heure de publier un texte, je nous considère (généralement) moins cons en groupe qu’en solitaire. Cela dit, il ne faut pas en conclure qu’un ouvrage ou un texte édités deviennent instantanément parole divine, et je suis le premier – paradoxalement – à rappeler que la vérification des sources est toujours nécessaire, peu importe qu’il soit question de l’Encyclopædia Britannica ou de Wikipedia.

Rien n’est plus sournois que l’autorité du papier.

Je me rappelle avoir vu un documentaire produit par la National Geographic Society – pas les premiers venus – où l’on affirmait, sur la foi d’un texte de Mark Twain – pas le premier venu non plus -, que les momies étaient si abondantes en Égypte, autrefois, qu’on les achetait à la tonne afin d’alimenter les chaudières des locomotives à vapeur.

Cette anecdote est, en réalité, une vieille blague tirée d’un récit de voyage de Mark Twain, Innocents Abroad, publié en 1869. Dans une note de bas de page, Twain précise même que les momies ne constituaient pas toutes un combustible digne de ce nom, aussi entendait-on parfois un conducteur pester: «Maudite plèbe, ça brûle pas pour la peine. Passe-moi un pharaon!»

«On me l’a présenté comme un fait avéré», conclut Twain. «Je le raconte simplement comme on me l’a rapporté. Je suis prêt à le croire. Je peux croire n’importe quoi.»

Il s’agissait clairement d’un gag, et les réalisateurs du documentaire s’en seraient aperçus immédiatement s’ils avaient lu Twain. Mais voilà, l’autorité du papier est telle que certains non seulement se dispensent de vérifier les sources d’un texte: ils omettent carrément de lire le texte lui-même.

Et au fond, ce rapport au papier confirme bien la nature du livre tel que le conçoivent bon nombre de vedettes et politiciens: une espèce de borne kilométrique, la preuve que leur carrière est arrivée à un certain point. Il s’agit d’un fétiche en arbre mort plutôt que d’un véritable texte. Dans ces conditions, lire le livre s’avère accessoire. L’écrire aussi, d’ailleurs. Il y a des gens pour s’occuper de ça.

Que deviendra donc ce fétiche lorsque le livre électronique prévaudra?

Une denrée périssable

Cette semaine, en faisant le tour de ma bibliothèque, j’ai réalisé que les pages de nombreux bouquins achetés il y a trois ou quatre ans à peine prenaient déjà une inquiétante teinte ivoire de morse carié (Pantone 1205 CP). En quelques années, ils ont rejoint les livres imprimés dans les années 70.

Surprise supplémentaire: ce jaunissement n’affecte pas uniquement les livres de poche, notoirement peu durables, mais aussi des ouvrages publiés dans ce format que les anglophones appellent trade paperback, et qui est (supposément) un hardcover à couverture souple. Donc, techniquement, un livre de bonne qualité doté d’une couverture bon marché.

Peu importe la catégorie du bouquin, la qualité du papier semble avoir décliné. Tout fout le camp, madame Sicotte.

Que le livre de poche soit une denrée périssable, on ne s’en étonnera guère. Ça ne date pas d’hier, d’ailleurs. Je possède de vieux mass-market paperbacks des années 80 qui sont presque comiques à voir. Le papier en est fauve et se déchire pour un rien, et la colle tombe en flocons. Pour éviter qu’ils ne se déglinguent complètement, je dois les ligoter avec des élastiques et des ficelles. C’est à peine si on peut encore les lire; je me contente de les consulter.

On voit bien comment le paradigme du livre électronique à 99 sous cherche à se substituer au paradigme du livre bon marché. Tant qu’à acheter du papier qui se compostera automatiquement dans les 36 mois, autant se procurer un fichier numérique. Voilà ni plus ni moins ce que suggère la qualité déclinante du papier.

En attendant, je me demande combien de temps mes livres de poche tiendront le coup. Plus très beaux, de moins en moins lisibles, je pourrais aussi bien en faire don à un musée ferroviaire, afin d’alimenter les chaudières des locomotives à vapeur.

Je parie que mes Kurt Vonnegut brûleront mieux que ma pile de vieux Arsène Lupin.