Hors champ

Portrait du lecteur en jeune homme

Quel âge avais-je il y a 25 ans? Non, pas la peine de calculer. L’âge n’a pas grand-chose à voir avec la date de naissance. L’âge du corps, l’âge de l’esprit, l’âge qu’on nous donne ou que l’on prétend avoir, l’âge de ses gestes et de ses lectures: le temps se décline à mille vitesses toutes plus imprécises les unes que les autres.

Longtemps je me suis préoccupé de l’âge des personnages dont je lisais l’histoire. Dans la fiction, l’âge exact des protagonistes est rarement précisé. Un roman n’est pas un rapport de police, après tout, et le temps narratif constitue une zone notoirement floue.

Quel était l’âge de Tintin au juste? De Dean Moriarty, d’Ulysse, de Meursault, de Grégoire Samsa, de Benjamin Malaussène?

Ce flou laissait de la place pour s’inquiéter – et j’étais, par nature, un lecteur inquiet. J’éprouvais le besoin de me situer dans le temps par rapport aux personnages. Je n’aurais su dire pour quelle raison. Bovarysme, conformisme juvénile, ou simple besoin d’analyser le texte?

Pour certains personnages, la question ne se posait même pas. Jorge de Burgos, le bibliothécaire aveugle du Nom de la rose, était si considérablement vieux qu’il ne valait même pas la peine de s’interroger à son sujet. Je le situais dans un futur aussi distant que confortable.

D’autres personnages étaient cependant plus ambigus. Leur proximité me torturait. Quel âge avaient André et Nicole, le singulier duo de L’hiver de force? Plus jeunes ou plus vieux que moi? Leur comportement les rendait difficiles à cerner – et, bon sang, la littérature foisonnait de ces personnages impossibles à dater!

Autre problème de taille: les différents âges d’une vie n’avaient pas toujours eu le même sens à travers les époques. L’adolescence ne durait pas aussi longtemps au dix-neuvième siècle. On travaillait et on se reproduisait plus tôt, et on mourait plus jeune. Quel était donc l’âge d’Ismaël, le neurasthénique narrateur de Moby Dick? Dix-huit ou vingt-huit ans?

Les romans où l’on narrait une vie entière posaient des problèmes différents. Il s’agissait de cibles mouvantes. Si, en lisant l’histoire de Côme Laverse du Rondeau ou de Barney Panofsky, j’avais l’à peu près certitude d’être plus vieux que les personnages au début du livre et plus jeune à la fin, il advenait néanmoins un chapitre où nous nous croisions. Installé dans mon fauteuil, j’entendais un bolide frôler le toit de mon esprit. C’était quoi ce sifflement? Barney Panofsky.

Il était cependant difficile de savoir à quel moment ce croisement avait lieu – à moins, bien entendu, de remplir une ligne temporelle. Mais était-ce une façon convenable de lire? J’avais déjà dessiné des arbres généalogiques pour m’y retrouver dans la prose surpeuplée de Gabriel Garcia Marquez ou de Lao She, mais une ligne temporelle me semblait un peu excessive.

Je n’avais, en fin de compte, qu’une seule garantie: avec le temps, je deviendrais forcément plus vieux que tous les personnages que j’aurais croisés. Cela me rassurait.

Tous les lecteurs devaient vivre avec ces ambiguïtés, mais j’ignorais combien s’en souciaient réellement. Étais-je le seul à me tracasser à ce sujet?

Mon inconfort venait peut-être du fait que, très longtemps, je me suis imaginé plus jeune dans la fiction que dans la réalité. J’entends par là que les personnages me paraissaient souvent – et contre toute vraisemblance – plus vieux que moi. Même Holden Caulfield, le célèbre adolescent créé par J. D. Salinger, notoirement rétif à l’idée de devenir un adulte, me semblait être mon aîné.

Une sorte de décalage horaire affligeait mon cerveau – ou peut-être, plus simplement, la lecture me rajeunissait-elle.

Souhaitons que la lecture du Voir exerce un tel effet sur vous. Joyeux anniversaire!