Hors champ

Des problèmes siamois

Je ne crois pas me tromper en disant que l’analphabétisme est essentiellement perçu comme un problème populaire.

Pas populaire dans le sens de John Lennon ou de Jésus-Christ. Populaire dans le sens de «relatif au peuple». Populaire comme le secteur manufacturier, comme la main-d’œuvre non spécialisée, comme les camelots. Populaire comme un coin de rue.

D’où cette impression qu’il faut, pour promouvoir l’alphabétisation, un joueur de hockey ou un humoriste.

Admettons-le, l’alphabétisation est une cause qui n’intéresse pas beaucoup les travailleurs de l’esprit – universitaires, artistes et autres travailleurs de l’intangible.

Ne vous méprenez pas. Ça ne veut pas dire qu’ils s’en moquent. Personne n’est contre la vertu, et l’alphabétisation compte parmi les vertus fondamentales. Il se trouve seulement que, de manière générale, les travailleurs intellectuels ne s’intéressent pas spontanément à ce problème. Ça ne les touche pas. Ils ont la tête ailleurs, c’est tout.

Il est nettement plus facile de les faire monter aux barricades pour la question de l’anti-intellectualisme. Je le dis sans ironie aucune, d’ailleurs. L’anti-intellectualisme n’est pas un faux problème. Ce n’est pas non plus un problème bénin. Au contraire, je pense qu’il s’agit d’une question fondamentale, et pas étrangère du tout à l’analphabétisme.

L’anti-intellectualisme n’est pas un phénomène abstrait. Ça ne vient pas de l’éther. Ce n’est pas une tare congénitale, ou une substance pathogène qui contamine nos nappes phréatiques. Il s’agit d’une donnée historique.

Songez un peu au chemin que nous avons parcouru. Il n’y a pas si longtemps, les Canadiens français (on ne disait pas encore Québécois) formaient un peuple de locataires et d’employés, un peuple sous-scolarisé. Trois ou quatre générations plus tard, nous exportons des logiciels et des trains électriques.

Le hic, c’est que la transition du savoir-faire a été plus rapide que la transition de l’alphabétisation. Allez savoir pourquoi. Ça tient peut-être à la nature collective de notre savoir-faire, souvent situé dans le spectre de l’ingénierie, cependant que la littéracie est individuelle.

Faudrait demander son avis à ma sociologue préférée, tiens. En attendant, je préfère ne pas spéculer. (Elle n’aime pas trop quand j’empiète sur son domaine de compétence.)

Toujours est-il que les chiffres sont là, inconfortables. Près de la moitié de la population active du Québec ne peut comprendre un simple article de journal. En plein 21e siècle. Et non: la situation n’est pas la même partout en Occident. Il faut prendre acte.

Ce retard est, je suppose, tout à fait explicable, quasiment normal. Alphabétiser un peuple entier est une entreprise colossale, civilisationnelle. Trois ou quatre générations, ça passe comme un soupir, surtout quand on songe que l’école ne peut pas tout faire.

(Oui, je le répète: l’école ne peut pas tout faire. Enlevez-vous ça du crâne. L’alphabétisation n’est pas une affaire strictement institutionnelle. Elle doit commencer sur les tables de cuisine, dans les salons – et Dieu sait que le domaine domestique fait parfois preuve d’inertie, à Outremont comme à Schefferville.)

Bref, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin d’où viennent la peur, le refus ou la haine des intellectuels. Leurs racines sont là.

Et nous en revenons donc, après une longue boucle, au sentiment que les travailleurs intellectuels québécois sont étouffés, stigmatisés. Que notre pays fait preuve d’une indifférence vaguement hostile à l’égard des écrivains, des artistes, des penseurs.

Ces doléances sont sans doute légitimes (c’est du moins mon avis). Elles doivent cependant s’accompagner d’une importante question: peut-on se payer le luxe moral de dénoncer l’anti-intellectualisme sans, dans une égale mesure, avoir l’alphabétisation à cœur?

Analphabétisme et anti-intellectualisme sont des problèmes siamois, liés par une causalité réciproque: l’un engendre l’autre, et vice versa. On ne peut séparer les deux bestioles impunément.

Je crois qu’il est temps de cesser d’avoir la tête ailleurs.