Hors champ

Le carré de sable

Je vous ai déjà parlé de mon quincaillier. Cinq ou six lignes en juin 2008, au détour d’une chronique. Un singulier bonhomme, qui lisait Ludwig Wittgenstein. Je le croisais chaque matin, en chemin vers la garderie; il avait à la main un exemplaire du Tractatus logico-philosophicus. Parfois je le surprenais qui lisait quelques pages, assis sur un banc.

Vous avez déjà lu le Tractatus logico-philosophicus? Moi non plus. Paraît que dans le champ des lectures philosophiques, c’est du costaud. Pas vraiment du bouillon de poulet pour l’esprit. À l’évidence, vous ne trouverez pas ce genre d’ouvrage en vente près de la caisse, au Canadian Tire.

D’où une légère surprise de le retrouver entre les mains de mon quincaillier.

Drôle de bonhomme au demeurant, mon quincaillier. À l’époque, il portait des lunettes à verres jaunes et une veste de pêche kaki. Ajoutez un exemplaire du Tractatus, le portrait ne saurait être plus déconcertant.

Lorsque je le voyais trimballer son Wittgenstein, mon imagination s’emballait. Quels bouquins sa bibliothèque contenait-elle? Quelle était la trajectoire de cet improbable lecteur? De quelles profondeurs textuelles arrivait-il?

Admettez que Wittgenstein, ce n’est pas précisément Anne Robillard. On n’y débouche pas au hasard.

Je l’imaginais, bolide catapulté gravitationnellement par la masse lointaine de Platon et d’Aristote, remontant une orbite après l’autre, rasant Spinoza et Kierkegaard, passant comme une balle dans les parages de Bachelard et filant vers un indiscernable vingt et unième siècle de la philosophie.

Mais mon quincaillier ne lit plus Wittgenstein. Ou alors il garde ça pour lui-même. Je le comprendrais, je n’ai jamais trop aimé lire sur la voie publique. Toujours est-il que, au cours des trois dernières années, je ne l’ai plus revu avec un livre. Station Wittgenstein, terminus. Merci d’avoir voyagé avec nous.

Depuis, il m’a taillé des clés, vendu des mousquetons et de la chaîne au mètre, et jamais je n’ai osé lui demander ce qui s’était passé après (ou pendant) Wittgenstein. Suis trop timide. Je ferais un journaliste minable.

Attendez une minute. Serais-je en train de suggérer que les romanciers sont plus timides que les journalistes?

J’ai plutôt l’impression que, de manière générale, les romanciers ne prisent pas trop les réponses. Oui, d’accord, même le romancier a besoin de réponses. Rien n’est plus frustrant, lorsqu’on écrit un chapitre, que de buter dans un vide documentaire. Pour se bricoler une idée du monde, il faut obtenir, à nos questions, un minimum de réponses.

Voilà toutefois où nos deux bestioles divergent: à la différence du journaliste, le romancier ne veut pas tout savoir. Il aime bien que certaines questions demeurent en suspens. Cela crée un mystère, une insatisfaction, et ce sfumato est plus aguichant qu’une lumière trop crue.

En outre, le mystère donne de la marge de manœuvre. En l’absence de réponse, on a tout le loisir d’inventer celle qui nous plaît. D’ailleurs, le romancier aura toujours la faiblesse de croire que la réponse qu’il reçoit est moins intéressante que celle qu’il invente.

(Reste à voir s’il a tort ou raison. Les journalistes vous diront que la réalité peut être bigrement étonnante.)

Bref, j’ai peut-être simplement peur de poser la question à mon quincaillier. Peur que sa réponse me déçoive. C’est une crainte idiote, je sais.

Je vais bientôt déménager au nord et je laisserai, dans mon ancien quartier, des tas de mystères non résolus. Mon quincaillier n’est pas le seul badaud intéressant qui croise ma route quotidienne. Vous seriez surpris de voir combien de personnes ont l’air de personnages. Et c’est sans oublier les questions que posent certaines portes, certains véhicules. Les graffitis au pochoir, les vêtements abandonnés dans les ruelles, les ordures surprenantes qui s’accumulent toujours devant les mêmes maisons.

Ces mystères sont les carrés de sable de l’imagination.