Croyez-vous à la fin du monde?
Bien sûr que vous y croyez. Seulement, vous ne le savez pas encore.
Ça commence sournoisement. Tous les matins, quelqu’un cogne sur le clou: notre industrie manufacturière fout le camp en Chine. On le serine à la radio, dans les journaux, sur Twitter. Peu à peu, avec les années, ce discours est devenu la trame de fond de votre monde, sa prémisse narrative. Tout fout le camp en Chine.
Ça ne date pas d’hier. Mafalda s’inquiétait déjà beaucoup des Chinois, dans les années 60. Elle nous amusait bien, cette gamine.
Mais maintenant, il faut l’admettre, vous riez un peu jaune. Votre mode de vie est en cause. Vos vacances, vos loisirs, vos congés de maladie. Les Chinois apparaissent comme une espèce différente, robuste et résiliente – peut-être comme les Spartiates, autrefois, aux yeux des autres citoyens grecs.
Nous assistons à l’apparition d’une nouvelle mythologie, celle du travailleur disposé à trimer 14 heures par jour, à vivre en dortoir, à se lever à 2 heures du matin, sans préavis, pour assembler d’urgence des circuits imprimés – tout cela au sein d’une entreprise d’État capable de bâtir une usine dans l’espace d’une nuit, de lever des armées d’ingénieurs spécialisés en un clin d’œil.
Car les Chinois ne sont plus simplement d’obscurs trimeurs. Ils innovent. C’était notre dernier bastion, l’innovation, et voilà qu’on nous le sape à grands coups de pioche.
Et attendez, ça se généralise. Il n’est plus seulement question des Chinois, l’Inde est de la partie. On s’en doutait déjà, pas de quoi tomber en bas de sa chaise. Et aussi les pays arabes. Ah bon? Et ajoutez la jeune Afrique, de plus en plus chinoise d’ailleurs. Il n’y manque que l’Amérique latine et les Balkans.
Tous ces pays de moins en moins émergents, de plus en plus émergés, aux démographies pétulantes, surpassent lentement l’Occident. C’est le nouveau refrain des médias: regardez autour de vous. Nous sommes décadents. Déclinants. Poussifs. En train de nous detroitiser. L’avenir est ailleurs.
Et un matin, ça y est: vous vous réveillez et vous croyez à la fin du monde.
N’allez pas me rétorquer que le déclin de l’Occident ne sera pas la fin du monde. Ce sera bel et bien la fin du monde, même s’il ne s’agit que d’un événement régional.
J’entends par là que la fin du monde est toujours régionale. Qu’était donc l’Apocalypse de saint Jean, à l’époque? Une brochure d’intérêt local. Lectorat cible: Jérusalem et sa banlieue.
La fin du monde frappe aux portes de l’Occident, donc, et l’écrivain s’interroge: doit-il aller répondre?
Faut-il continuer sa petite affaire, ou plutôt faire la chronique – de près ou de loin, directement ou indirectement – de la dégringolade de l’Empire?
Vous imaginez, vous, un poète romain occupé à composer des acrostiches champêtres alors que les Vandales défoncent les portes de la cité?
Alors bon, soupire l’écrivain, quoi dire sur la fin du monde?
Question cruciale, car même l’apocalypse dépend du point de vue. À ce chapitre, l’écrivain ne sait pas toujours à quelle enseigne il loge. D’ailleurs, qui le sait vraiment? Le déclin nous affectera tous, c’est entendu, mais on ne verra pas les choses sous le même angle selon que l’on bosse (ou bossait) à Electrolux, Ubisoft ou Revenu Canada.
Alors bref, l’écrivain, lui? Il est comme tout le monde. Il n’a pas forcément envie d’écrire sur la fin du monde, même s’il s’agit d’un sujet incontournable. Ça le fatigue un peu, certains matins.
Et peut-être, après tout, décidera-t-il de ne pas en parler. Non par cécité historique ou par désintérêt, mais juste pour faire un pied de nez à la Chine.
Et si tout changeait, pour quelque chose d’un peu bien aussi? Et si l’écrivain écrivait sur autre chose que la souffrance (la petite sienne ou la grande nôtre)?
La question devient alors: « quoi dire sur l’invention du monde »?
Bien sûr, écrivain ou pas, c’est toujours plus facile de savoir ce qui nous lasse que de trouver ce qui nous botte. Mais soyez en sûr, la Chine s’en sacre de nos pieds de nez parce qu’elle sait extrêmement bien ce qui la botte.
Avez-vous lu Hunger Games…