Hors champ

Golem et métastases

Personne ne s’entend sur ce qui fait une bonne histoire. Quels ingrédients font lever la pâte? Quels sont les méthodes essentielles, les gestes magiques?

Pour ma part, je crois qu’un bon récit – que tout récit – s’apparente au golem: un grand personnage de glaise et de langage, vaguement incontrôlable.

Est-ce à dire que l’écrivain est forcément un avatar de Victor Frankenstein? Sans doute, oui. Toute narration est une narratomachie, le fruit d’une adversité entre l’auteur et son texte. Dans le coin gauche, le Récit: vieux poids lourd millénaire, ridé, scarifié, qui connaît tous les coups. Dans le coin droit, l’Auteur: faible, mortel, limité. Le combat est inégal.

Lisez un peu les aveux des romanciers: beaucoup avancent plus ou moins à l’aveuglette, toujours incertains; et si les plus vertueux tentent de suivre un plan, d’écrire en ligne droite, aucun n’y parvient vraiment.

Le récit se moque des plans. Il fait à sa tête.

Parmi les nombreux trucs qu’il utilise pour déstabiliser son adversaire, le plus vicieux est peut-être la parenthèse, cette clé de bras dont on ne parvient pas toujours à se défaire. Plus d’un auteur s’est déboîté l’épaule sur une digression indénouable, un détour en apparence inoffensif. On croit faire un pas de côté, et on se retrouve sur un chemin de traverse.

La parenthèse est redoutable parce que, même si on la craint, on ne peut pas s’en débarrasser: elle appartient aux processus fondamentaux. Le contexte seul décide si elle est heureuse ou dangereuse. Y a-t-il une réelle différence entre un pissenlit qui largue ses aigrettes et un cancer qui sème ses métastases? Dans les deux cas, le récit refuse de rester dans le cadre.

Qu’elle soit déployée ou potentielle, qu’elle soit brève ou interminable, la parenthèse participe à tout ce qui rend une histoire insaisissable, vraisemblable et incontrôlable. À l’image de la vie, en somme.

Et peut-être John Lennon pensait-il à ce joyeux chaos lorsqu’il chantait «La vie, c’est ce qui t’arrive pendant que tu es occupé à faire d’autres plans

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Le temps est venu pour moi de fermer cette parenthèse.

Je croyais bien que cette histoire de chronique n’allait durer qu’un an. Deux ans tout au plus, si mon employeur dormait au gaz. J’aurai finalement tenu le coup six ans, à une dizaine de jours près.

Avec le recul, ça me semble à la fois très long ou très court. Je n’arrive pas à décider.

Je dois l’avouer, j’ai un peu triché. Embauché en tant que chroniqueur, j’ai officié comme romancier en résidence – de telle sorte que ce détour n’en aura pas été un: croyant dériver en marge de mon métier, je m’en rapprochais.

Il y a des parenthèses comme ça.

On m’a gratifié, au Voir, d’une liberté de mouvement exceptionnelle. Sous le couvert de la chronique, on m’a laissé déambuler à mon gré, à mon pas, souvent en dehors des sentiers et des formats. On m’a laissé ouvrir toutes les parenthèses que je voulais, à mes risques et périls. J’aurai même eu le luxe – considérable – de choisir l’heure où je tirerais ma révérence. Plusieurs chroniqueurs littéraires n’auront pas eu cette chance, au cours des dernières années, et pour cette élégance qui aura duré jusqu’à la dernière minute, je tiens à remercier chaleureusement l’équipe du Voir.

Parmi mes collègues, Tristan Malavoy-Racine mérite une accolade particulière: en qualité de chef de section, puis de rédacteur en chef, ce brave homme m’a toujours encouragé à préserver cet espace, cette liberté. Si vous avez aimé cette chronique, vous lui devez un coup de chapeau.

Voilà, c’est tout. Mon petit golem peut redevenir un carré de sable.