J’ai toujours trouvé que c’était dans les petits détails de la vie quotidienne que l’on découvrait les vraies couleurs d’une culture. Comme les Anglais, nous faisons naturellement la file aux arrêts d’autobus alors que des Français formeront un tapon de monde où chacun jouera du coude pour entrer en premier. Les Japonais se masquent pour éviter de propager leur grippe. La plupart des gens des régions prennent régulièrement des pouceux en voiture, mais rarement les banlieusards en font-ils autant. Tout ça veut dire quelque chose.
Je me souviens, à mon retour de la Course destination monde, en 1995, d’avoir tripé à traverser les rues à pied à Montréal. C’est dans ce geste que je me suis le plus senti chez moi. Je ne le remarquais pas avant. Mais en parcourant le monde, je m’étais trouvé confronté à deux cultures de traversage de rue. Celle des pays du tiers-monde et des pays latins, où le fait de posséder une automobile semble être considéré comme une preuve de supériorité qui donne tous les droits et où le piéton a intérêt à être vif. Et celle des pays anglo-saxons ainsi que du Japon, où le code de la route est respecté au pied de la lettre: les piétons ont la priorité, mais ceux-ci n’en abusent pas et ne traversent en général qu’aux moments – et aux endroits – prévus. Avec pour résultat que, parfois, une voiture toute seule sur une rue s’arrêtera alors que vous vous apprêtiez à passer derrière elle. C’était fatigant, ça me donnait l’impression de faire attendre quelqu’un pour rien. Je n’étais pas chez moi.
Parce qu’à Montréal (et, il me semble, dans le reste du Québec aussi, mais mon expérience est moindre à ce sujet), il existe une autre culture, officiellement illégale mais tellement répandue. On se regarde, on jauge, on fait quelques pas en diagonale en s’assurant d’avoir le temps, les voitures poursuivent leur trajectoire normale et tout le monde finit par passer sans qu’un coup de klaxon n’ait eu à se faire entendre. Quelle merveille de "vivre et laisser vivre", me disais-je alors, et me dis-je toujours.
À l’heure où les divisions commencent à s’infecter au Québec, il n’est pas inutile de s’inspirer de cette culture de tolérance qui m’apparaît d’autant plus profonde que personne n’a jamais décidé qu’il en soit ainsi. C’est juste arrivé, tacitement, organiquement, par mille initiatives individuelles, instinctives et répétées. Ça doit bien vouloir dire quelque chose.
J’ai un ami qui vit présentement à Los Angeles et qui m’a fait remarquer un autre fait culturel semblable. À L.A., quand vient le temps de fermer le bar, les clients sont brusquement poussés dehors sans autre forme de préavis. C’est: "Dehors, on ferme!" Avec les frictions que cela suppose, l’alcool aidant (alcool à friction? prout…). Ce qui implique que les employés qui lancent ces avis d’éviction soient capables de faire face à la contestation. Les bars engagent donc des gros bras qui joueront les matamores et toute l’atmosphère de la fin de la soirée s’en retrouve baignée de violence imminente.
Tout serait en fait lié à la formulation exacte de la loi, ainsi qu’à l’heure de fermeture (2 h), trop hâtive. N’empêche, ça traduit exactement l’approche américaine actuelle en matière de diplomatie. Mais au Québec, l’attitude est complètement différente. Bien sûr, il faut fermer. Mais alors que le last call a eu le temps de se faire et que les clients ont en main ce qu’ils savent être leurs dernières consommations, vous entendrez un employé dire sur un ton généralement sympathique: "O.K., on prend des grosses gorgées, on donne une chance au staff!"
Au lieu d’invoquer la loi, il fait appel à notre compréhension. Il rappelle la présence d’un "staff", d’une équipe de gens qui ont un travail à faire et qui doivent ensuite rentrer chez eux. D’abord la solidarité – à la limite, l’empathie – avant la soumission au pouvoir. Ça vous met devant vos priorités. Qu’est-ce que trois gorgées de bière de plus pour moi contre une bonne entente avec ce staff que je retrouverai bientôt? C’est la responsabilité individuelle éclairée par le bien commun. Ça a beau ne pas toujours marcher, il faut avouer que ça allège l’atmosphère. Et au bout du compte, ça marche sûrement mieux.
Mais il n’y a pas que les staffs de bars qui méritent qu’on leur donne une chance. Il y a le staff d’Olymel, comme ceux des hôpitaux et des écoles. Le staff payeur de taxes aussi. On se cherche un projet de société? Le voici en une phrase, déjà profondément ancrée dans notre conscience collective:
"On donne une chance au staff."