Impertinences

Maudits deadlines!

(à Michel)

Je fais partie de la race des éternels procrastinateurs. On entend souvent dire que la ponctualité est la politesse des rois (facile, quand on peut déléguer à qui on veut et qu’on a un chauffeur en plus), mais que faire quand on est le roi des retardataires? J’ai arrêté de tenter de trouver une réponse à cette question, je sais que ça fait partie de moi. J’essaie juste de me maintenir dans les limites du raisonnable. Mon rédacteur en chef au Voir en sait quelque chose…

Il y a bien sûr que je semble avoir une drôle de notion du temps mais, concernant le travail, il y a autre chose. Il y a que la pression de la dernière minute me stimule. Il paraît que c’est une forme de sport extrême du cerveau. Les procrastinateurs tripent sur l’adrénaline que leur procure la peur de manquer de temps, de rater l’heure de tombée. Quand je commence à travailler sur un texte à l’avance, je ne sais jamais trop où je m’en vais, mes idées me semblent poches, je réécris 10 fois chaque phrase. Puis le temps passe, et soudain, dans l’urgence, les choix sont plus clairs, le processus s’accélère et tout finit par tomber en place. C’est le même thrill que de courir pour attraper le métro, se faufiler entre les portes qui se referment, sentir le caoutchouc frôler nos épaules pour se retrouver à l’intérieur sous le regard amusé et même un peu admiratif des autres passagers. N’ayant aucune prédisposition pour les cascades en planche à roulettes, j’ai les sports extrêmes que je peux me permettre.

Donnez-moi un deadline et je soulèverai le monde (le lendemain matin, première heure)…

Or, on dirait que les échéanciers n’ont pas la cote, ces temps-ci. Qu’il s’agisse de Bush en Irak avec le retrait des troupes, de Pauline Marois avec l’idée d’un référendum sur l’indépendance ou du gouvernement Harper face aux objectifs de Kyoto, ce serait toujours une mauvaise idée que de s’enfermer dans un calendrier trop précis.

Je peux comprendre le risque qu’il y a à faire de la "stratégie ouverte", comme dirait l’autre. Pour l’Irak, par exemple, si Bush annonçait le retrait des troupes pour septembre prochain, il y a fort à parier que ça péterait précisément à ce moment-là… Mais ce n’est pas le deadline lui-même qui provoquerait cette flambée de violence, c’est le fait que les terroristes/insurgés/rebelles l’auraient su d’avance. Si, du jour au lendemain, les troupes américaines disparaissaient d’Irak sans autre forme d’avertissement, il n’y aurait pas ce problème créé par la date précise. Il y aurait 10 000 autres problèmes, mais ça, qu’ils restent ou qu’ils partent, il y en aura encore. Ce ne seront juste pas les mêmes.

Mais si l’administration Bush n’a aucun deadline pour elle-même, comment voulez-vous que ce bordel prenne fin? Il restera toujours quelque chose à régler, un dernier truc qui chicote, un puits de pétrole à sécuriser, un nid d’ennemis à faire sauter avec tous les civils qui traînent collatéralement autour, et ça laissera le temps à la situation de s’envenimer encore.

C’est la même chose pour le référendum, avec la difficulté ajoutée pour Pauline Marois que si faire l’indépendance est encore la plus grande motivation des militants péquistes, la majorité de la population ne veut plus entendre parler d’un référendum. Qu’a fait Pauline? Elle a réaffirmé son attachement à l’idée mais elle a balayé le deadline. Pour l’instant, ça marche. Mais que le PQ revienne au pouvoir et la question se posera de nouveau: c’est quand le deadline?

Le cas le plus patent est celui des sanctions pour freiner le réchauffement climatique. Harper a tellement repoussé l’échéance que c’est une vraie farce. Comme c’est étrange, pour un parti que se vante d’être efficace, de dépasser ici tous les records de procrastination. Comme par hasard, c’est sur la question de l’environnement. Et à ce niveau-là de remise au lendemain, nous sommes bien dans la zone qu’on appelle les calendes grecques. Ce qui veut dire que rien ne sera fait.

Car si les échéanciers sont faits pour être étirés ou même carrément défoncés, ils n’en sont pas moins indispensables. Les procrastinateurs ont beau leur manquer de respect à répétition, ils en ont besoin. Dans mon cas, mon plus grand record de retard professionnel reste à ce jour ce "feature" que je devais écrire pour le magazine Croc avec mon collègue Michel Lessard. C’était une sorte de jeu mettant en scène une famille tellement éclatée qu’un petit garçon pouvait être par alliance son propre beau-frère et qu’une femme pouvait se retrouver à être la tante de sa mère. On a tellement ri dans tout le processus qu’on l’a remis deux numéros en retard. Mais non seulement nous l’avons terminé, en plus, dans cette complicité à étirer outrageusement la date de tombée, nous étions devenus des amis. Et pour ça aussi, ça prenait la date de tombée.

Ben oui, il en faut des deadlines. C’est ce qui permet d’avancer. C’est même notre propre statut de mortels qui nous permet de savourer la vie. Sauf que dans le cas de Michel, décédé la semaine dernière des suites d’un cancer, j’aurais bien procrastiné encore quelques décennies…