Au Québec (du moins à Montréal mais, tant qu’à être continuellement tenu pour coupable de montréalocentrisme, pourquoi ne pas commettre le crime?), le 1er juillet est la date d’un évènement annuel important, j’irais même jusqu’à dire constitutif de notre identité. Je parle, bien sûr, du jour des déménagements…
Plusieurs dénoncent cette étrange tradition, qui nous distingue du reste de l’univers connu comme étant un impraticable archaïsme qui fait régner l’anarchie dans la ville, et voudraient y mettre fin. Je ne suis pas d’accord. D’abord, ça n’empêche pas les exceptions. Et si ça rend la location de camions plus compliquée et que ça fout le bordel dans les rues, ça rend tout de même l’exercice de déménager bien plus simple. Pour aménager dans un nouveau logement, il faut d’abord que ce logement ait été libéré le jour dit du déménagement. Donc, que ses anciens locataires se soient trouvé, eux aussi, un nouveau logement. C’est beaucoup plus probable quand tout le monde déménage le même jour. C’est le "changez de côté, vous vous êtes trompés" de nos vieux sets carrés appliqué au logement. (En passant, quelqu’un peut-il m’informer si, conformément aux paroles d’une autre chanson du terroir, il fallait "changer de maîtresse" au jour de l’An? Autrement dit, le Québec d’antan était-il "swinger" avant la lettre?)
Et puis, la ville entière se prépare à ce jour. On sait d’avance qu’autour du 1er juillet, il y aura des rues obstruées par des camions. Ça empêche qu’il y en ait un peu plus tout au long de l’année; alors, on est prêt à vivre avec. Et on sait aussi que le lendemain, les poubelles regorgeront d’objets rejetés par les uns, mais potentiellement désirables pour d’autres: des abats-jour d’un kitsch délicieux, des tables de chevet d’un rustique hilarant ou des morceaux qui ne rentraient simplement plus. Les ruelles montréalaises offrent alors tous les plaisirs du pillage sans avoir à faire de la peine à qui que ce soit.
Les pizzerias savent qu’elles vont "rusher", mais qu’elles feront des affaires d’or. Idem pour les dépanneurs et les compagnies de déménagement. C’est le principe du chantier, en fait, de la corvée, qui semble profondément ancré dans nos racines. Ça nous a donné la Révolution tranquille, la baie James et l’Expo 67. Et aujourd’hui, en mode festif, les festivals de toutes sortes. On donne un gros coup en gang et le reste de l’année, on prend ça relax.
Des fois, en vidant un appartement de ses meubles, on se dit même que le jour du déménagement est la seule occasion qui permettra à un appartement d’être entièrement nettoyé. Non mais, les couches de crasse qu’on peut retrouver sous un poêle et un frigo! Quand on aménage, on frotte à plein, on sable et on peinture à la grandeur. Mais après, on laisse la poussière s’accumuler dans les recoins et la peinture défraîchir jusqu’à s’en écoeurer. C’est un peu le modèle Québécois, en somme…
Une amie, déménagée l’année dernière, m’a même raconté qu’en arrivant dans son nouvel appartement, elle avait constaté qu’un mur de la cuisine avait été repeint par les locataires précédents en évitant le poêle et le frigo, dont les silhouettes se dessinaient donc sur le mur. Les demi-solutions qui font dur et qu’on camoufle, ça aussi, c’est nous – regardez les conseils d’agglomération. Pourquoi vouloir changer cette tradition qui nous permet de constater pleinement dans le détail ce que nous sommes aussi dans le plus général?
Mais surtout, cet exercice de semi-nomadisme urbain démontre que l’anarchie peut fonctionner. Si, si. Oh, peut-être pas à l’échelle de la planète ni d’un pays ou même d’une ville, bien que les anars l’affirment. Mais à tous ceux qui critiquent ces théories comme étant de pures lubies, le 1er juillet à Montréal offre un merveilleux contre-exemple.
En début de semaine, j’ai aidé un vieux chum à aménager avec sa nouvelle copine dans un loft (ben oui, je suis un gars du Plateau, qui a des amis qui vivent dans des lofts…) Un voyage pour chercher le stock chez elle et l’amener au nouveau logement, et un autre pour ses affaires à lui. Nous étions une douzaine de parents et amis à prêter nos bras à l’exercice.
Hormis Christian et Caro, qui avaient quelques directives sur les priorités à suivre et où mettre les boîtes et les meubles, personne ne dirigeait le chantier. Chacun s’attelait à la tâche selon ses talents et ses disponibilités. Certains se sont consacrés au nettoyage, d’autres au "plaçage" de boîtes et d’autres aux gros morceaux. Des fois, on a formé une chaîne. La seule victime de cette anarchie a été un cache-pot en terre cuite qui s’est brisé dans le transport. Pour le reste, ce fut impeccable. Des gars, des filles, des jeunes, des vieux, chacun avait à coeur de se rendre utile au meilleur de ses capacités pour que la job soit faite.
Je serais curieux de savoir combien de tonnes de matériel sont déplacées sur combien de kilomètres par cette méthode, chaque année. Sans boss pour enfermer les employés dans des tâches précises ni contremaître pour claquer du fouet, le tout pour quelques sandwichs pas de croûte, de la pizza et quelques bières. Ça contredit donc à la fois les patrons et les syndicats. Ça devrait être une piste à suivre, non?