Pour un adolescent de banlieue, apprendre que son grand cousin viendra le chercher pour passer la fin de semaine en ville peut être aussi grisant qu’une invitation à Disneyland. Surtout si ledit cousin est journaliste musique, possède des milliers de disques et entre dans toutes les salles de concert gratuitement, saluant au passage les attachées de presse, les portiers et les barmaids.
J’avais 14 ans et un appétit sans limite pour la musique. À la découverte de ce qui deviendrait les classiques des années 90 (Nirvana, Oasis, Green Day, Weezer, Hole, Eric’s Trip), je m’écartais pour la première fois de mes racines québécoises.
Journaliste à Voir, Patrick Marsolais était devenu un mentor. Il venait me chercher à Repentigny le vendredi soir. Nous laissions mes bagages à son appartement du Plateau pour ensuite mettre le cap sur le Spectrum ou le Métropolis. Marsolais et ses collègues Nicolas Tittley, qui m’embauchera plus tard à Voir, et Laurent Saulnier, qui m’appellera «le jeune» à tout jamais, formaient un clan, une source d’inspiration majeure pour un ado de secondaire 3 à qui l’on avait conseillé d’écrire dans les journaux étudiants.
Les portes du Voir se sont ouvertes pour moi en 2002, lorsque Chuck Comeau, batteur pour Simple Plan, a dû laisser son poste de chroniqueur punk pour partir en tournée. Nos goûts étaient diamétralement opposés, et les Sainte Catherines en ont profité. Toujours employé d’un HMV, je faisais des pauses pour interviewer Bad Religion avec le téléphone du backstore.
Puis Eric Parazelli m’a confié la barre de la chronique «Scène locale», une formidable école où j’ai vite compris qu’on finit toujours par recroiser les artistes au lendemain d’une critique positive ou négative.
Les avocats du concours Emergenza ont menacé de me poursuivre. Win Butler m’a engueulé pour avoir publié une photo d’Arcade Fire sur laquelle apparaissaient d’anciens membres. Snoop Dogg m’a aussi raccroché au nez après une question sur sa conciliation gangsta rap / père de famille. Mais on ne m’a jamais versé de bière sur la tête ou envoyé du papier de toilette usagé. Jamais couché avec des musiciennes non plus, pas que je me souvienne. Je me rappelle davantage les bons moments: les virées au FME, les Pop Montréal à vélo, les tête-à-tête avec Julien Mineau, ma première écoute des Tremblements s’immobilisent, Marie Hélène Poitras, les blagues vulgaires de Pierre Lapointe, le sourire de Ghislain Poirier en apprenant qu’il ferait la couverture de Voir…
Passer une décennie à écouter des dizaines d’albums chaque semaine requiert plus qu’une passion de mélomane. L’exercice nécessite une dose d’humanité. On souhaite le mieux à ces musiciens doués qui mettent tant d’efforts dans leur carrière. On se met dans leur tête lorsqu’ils liront nos textes. On cherche sans cesse à comprendre un créateur en entrevue. Mais on pense surtout à vous, le lecteur, pour que vous tiriez le maximum de vos investissements au guichet et chez le disquaire.
J’ai aussi passé 10 ans à me battre contre une phrase récurrente: «Voir n’est plus le journal qu’il était.» À force de l’entendre, on finit presque par y croire, mais en survolant 25 ans d’archives comme l’a fait la rédaction l’automne dernier, on comprend que la ligne éditoriale n’a jamais changé. Avec une profusion de bonnes plumes, Voir a toujours couvert la relève artistique et les courants en marge de la pop préfabriquée avec franchise et passion.
En tout temps, on m’a permis d’exercer mon métier sans contrainte. Tout comme leurs supérieurs, mes différents rédacteurs en chef ont préconisé la carte blanche et n’ont jamais poussé pour mettre un artiste en page couverture ou joué dans les notes accordées aux disques. Cette liberté éditoriale peut paraître acquise, mais dans le contexte actuel, je me demande parfois combien de mes collègues bénéficient du même privilège.
Tant que cette indépendance sera préservée, Voir assurera un rôle essentiel dans la sphère culturelle québécoise.
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Après seulement trois semaines, je quitte donc la barre de cette nouvelle chronique et la laisse au chef de pupitre musique qui me remplacera: André Péloquin. Je me vois encore discuter scène locale avec lui alors qu’il venait d’intégrer le comité musical de CISM au début des années 2000. Pour l’avoir aussi côtoyé alors qu’il pilotait le BangBang, Péloquin est un mélomane dévoué. En plus de poursuivre l’aventure Voir TV et la rédaction de quelques critiques disques chaque semaine, je me joins à l’équipe de C’est juste de la TV qui revient sur ARTV dès la mi-septembre. Mes nouveaux patrons m’ont assuré les coudées franches, et encore une fois, je penserai d’abord à vous, le téléspectateur. La vie est trop courte pour regarder de la mauvaise télévision… Sauf quand c’est notre job.