Mines d'archives

Quand Radio-Canada produisait les meilleurs disques jazz au monde

Ça fait des années que je mène des recherches sur le corpus musical afro-québécois. Mais fouillez-moi pourquoi, je n’avais encore jamais entendu parler du saxophoniste jazz Billy Robinson. Pourtant, c’est Radio-Canada (mon principal employeur depuis une grosse douzaine d’années) qui lui a fait enregistrer son premier album solo, en 1970. Disons qu’avec tout le temps que j’ai passé à fouiller dans les archives de la SRC, je ne m’attendais pas à pouvoir encore tomber sur un truc aussi… immense!

Aujourd’hui, c’est grâce au travail de l’étiquette montréalaise Return to Analog que je découvre ça. Le momentum est parfait, puisque nous soulignions en février le mois de l’histoire des Noirs.

80 ans de Blue Note

Le vinyle est sorti peu avant Noël. Une belle réédition 33 tours en 500 exemplaires. Y a quelques semaines, sa pochette teintée de bleu et blasonnée d’un autocollant de la «pizza» radio-canadienne avait attiré mon attention. Il était bien en évidence sur le mur de la boutique Explosive Groove, à Québec. Mais je l’ai laissé là.

J’ai plutôt opté pour l’album d’un autre saxophoniste: Juju de Wayne Shorter. Après tout, c’était le 31 décembre et le lendemain, on allait entrer dans la 80e année d’activités de Blue Note Records, mythique maison de disques jazz de New York qui a fait paraître l’album de Shorter. Blue Note est synonyme de la naissance du bebop et du hard bop, mecque des plus grands: Davis, Coltrane et autres Art Blakey.

L’art afro-américain n’a peut-être jamais été aussi haut, à son zénith, que chez Blue Note Records, vers la fin des années 1950.

Début février, je finis par mettre la main sur le disque de Billy Robinson à la boutique Aux 33 tours, à Montréal. C’est que Pierre Markotanyos, proprio du magasin, est aussi la tête dirigeante de Return to Analog.

Super unknown

Un premier tour de table. Ça me frappe! Cet album n’est pas qu’anecdotique. C’est manifestement l’œuvre d’un grand jazzman. Mais qui est-il? Pourquoi est-ce que je n’ai jamais entendu parler de lui?

Un peu de recherche révèle qu’il est né à Forth Worth, Texas, en 1939 et qu’il a grandi dans le club de nuit de son père. Au piano, il a appris le boogie-woogie dès l’âge de 6 ans. Au saxophone, il s’est retrouvé parmi les grands d’une école texane de ténors qui ont choisi d’adoucir la présence du sax, a contrario de son rôle criard et sauvage à l’époque du rhythm and blues et du rock and roll. Ornette Coleman était l’un des membres de ce club sélect.

Au milieu des années 1960, Robinson se retrouve à San Francisco, en pleine époque des soirées «acid test» et de l’éveil du mouvement hippie. La mode n’est pas au jazz, mais plutôt au rock acidulé des Grateful Dead et autres Janis Joplin dans le temps de Big Brother & The Holding Company. Turn on, tune in, drop out.

Ce que Robinson découvre au cours de cette époque de continuation de la lutte pour les droits civiques afro-américains, c’est la spiritualité. Il se convertit à l’islam.

Déménagé à New York en 1969, il décroche l’un des plus prestigieux contrats possible: saxophoniste dans l’orchestre du géant jazz Charles Mingus. Le contrebassiste et compositeur avait toutefois terminé sa prolifique période studio. Aucune trace enregistrée du travail de Robinson avec Mingus n’existe.

«Suis le funk baby, pour un été à Montréal»

Grimpant toujours plus haut vers le nord, Robinson atterrit à Montréal en 1970. Au Texas, il était quelqu’un. À San Francisco, il était dépassé. À New York, il était de calibre. À Montréal… il est prodigieux!

En septembre 1970, Radio-Canada International (RCI) lui offre du temps de studio au cours duquel il a l’occasion d’enregistrer ses compositions pour la toute première fois. Ce sont des musiciens locaux qui l’accompagnent, dont Pierre Leduc au piano et Peter Leitch à la guitare.

Mon focus revient sur le disque qui tourne.

La pièce d’ouverture, The Family, est un chef-d’œuvre. L’une des meilleures chansons jazz enregistrées au Canada. Entre spiritual et hard bop, tout pour faire rêver les collectionneurs du genre. Les ingrédients sont réunis pour faire sauter la banque: une réussite en tous points, parue à l’origine sur un disque aujourd’hui introuvable.

Je remarque aussi sur Pivot, qui ouvre la face B, l’influence de Mingus. La mélodie est atonale, rapide, saccadée… On y découvre des prouesses post-bop impressionnantes et un pivot dans le rythme qui change de direction à mi-parcours.

Québec on My Mind: un hard bop tout à fait charmant et enveloppant. Une ligne de basse répétitive, hypnotique, un beat de drum funky tout en subtilité… Le Vieux-Québec n’a jamais été aussi proche de Harlem, New York.

Le disque trouve sa conclusion sur Evolution’s Blend, un autre exercice de jazz spirituel aux accents psychédéliques et accompagné d’une tirade de Robinson, seule présence de voix sur l’album en entier. Les années sanfranciscaines du saxophoniste ont laissé des marques ici.

La pointe de l’iceberg du jazz nordique

Cet enregistrement des compositions d’un jazzman américain exilé au Québec démontre que Montréal était déjà un lieu d’épanouissement musical, début seventies. Et RCI avait la mission de faire rayonner les talents canadiens. Les artistes les plus exceptionnels étaient invités en studio. On enregistrait leurs chansons. On les gravait sur disque, à raison de quelques centaines d’exemplaires, et on distribuait ces vinyles dans les stations de Radio-Canada à travers le pays et chez les affiliés dispersés ailleurs sur le globe.

Nick Ayoub, Yvan Landry, Lee Gagnon, Maynard Ferguson, Pierre Leduc, Emile Normand, Pierre Nadeau, Billy Robinson… autant d’artistes jazz extrêmement talentueux qui ont été captés par RCI et dont l’histoire a presque oublié le nom. En résulte une série d’albums méconnus, mais grandioses, absolument pertinents, de véritables diamants pouvant compétitionner sans rougir avec ce qui se faisait à l’échelle jazz internationale.

En 2019, Return to Analog promet de rééditer plusieurs autres albums de cette série. Pourquoi faire ce travail? Parce que RCI a été la réponse locale, l’écho de chez nous, l’alter ego nordique au pinacle jazz américain qu’a été Blue Note Records.

Robinson, lui, a vécu le reste de sa vie à Ottawa, pratiquement inconnu. Il a continué à travailler dans le circuit jazz américain. On peut même l’entendre sur le puissant album soul/jazz/funk Attica Blues d’Archie Shepp (1972), chaudement recommandé. Il a bien donné quelques concerts ici et là au Canada, mais sans attirer l’attention générale. Il a même lancé deux disques compacts avant sa mort, survenue en 2005. Dommage, j’aurais bien aimé lui demander comment était l’acide de San Francisco.

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