Mines d'archives

Konrad : quand un 45 tours obscur réunit une famille

Cette histoire remonte à 2008. À cette époque, je numérisais des 45 tours obscurs que je trouvais ici et là et je les partageais sur les internets via mon blogue Vente de garage. Je n’aurais jamais pensé que la publication d’un vinyle permettrait à un père de retrouver sa fille, dont il ignorait l’existence. Appelez-moi le Claire Lamarche du rock’n’roll…

Look at the Picture

Donc, quelque part en 2008, je suis à la Ressourcerie de Rouyn-Noranda et je fouille dans une pile de 45 tours à 25 cennes. Une étiquette jaune attire mon regard. Ce disque a l’apparence d’un pressage privé: aucun nom de label, une police de caractères générique et à peu près aucune information. Il y a le nom du groupe, Konrad, le titre des chansons, Look at the Picture et She Didn’t Love Me, puis les crédits de composition qui comportent des noms francophones comme Savoie, Rivard et Cayer. C’est assez pour piquer ma curiosité; j’ai peut-être entre les mains un 45 tours de garage québécois encore inconnu que je pourrai partager avec mes lecteurs.

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Je commence par donner une chance à Look at the Picture. Boom! Grosse toune de rock’n’roll avec un feel un peu rural/artisanal, distorsion dans la guitare, une voix très rock, un solo qui arrache toute puis une ligne d’orgue électrique qui ajoute la touche garage qui me plaît tant. Je tombe en bas de ma chaise. Le disque se révèle aussi intéressant que je l’aurais souhaité. Ça me fait immédiatement penser aux Flamin’ Groovies sur l’album Teenage Head. Un proto-punk rootsy et gutsy.

Je mets ça sur le blogue. À part quelques geeks qui en prennent note, ça ne soulève pas beaucoup d’intérêt.

Fast forward en 2014. Je reçois un courriel venant de membres du groupe Konrad qui disent être tombés sur ma publication et me remercient. On jase un peu et en quelques jours, je me retrouve avec des photos promotionnelles du groupe, un exemplaire mint du 45 tours et une biographie complète. Je fais une nouvelle publication sur mon blogue avec toutes ces informations compilées.

Nouvel-Ontario rock

Konrad est un groupe d’Earlton, dans le Témiscamingue ontarien, c’est-à-dire sur l’autre rive du lac Témiscamingue, qui sert de frontière naturelle entre le Québec et l’Ontario dans ma région. Ils ne sont pas Québécois; les trois membres sont Franco-Ontariens. «Earlton, ça a une consonance anglaise, mais c’est une communauté très française. Par exemple, mes parents, quand ils sont morts, ils parlaient à peine quelques mots d’anglais», m’explique Réjean-Pierre Savoie, que tout le monde appelle Reg. Il était le batteur de Konrad.

D’ailleurs, le fameux groupe franco-ontarien CANO a connu certains de ses balbutiements dans une ferme d’Earlton, au tournant des années 1970. Bien que Reg et les membres de Konrad ne fassent pas partie directement de la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (CANO), ils sont très conscients du foisonnement culturel qui a lieu dans leur communauté. Ils composent d’ailleurs certaines pièces francophones en plus d’intégrer des chansons à leur répertoire, dont Ordinaire de Robert Charlebois – la chanson fétiche de Reg.

En 1969, ils partent enregistrer deux de leurs chansons avec les moyens du bord à Toronto. Ils étaient accompagnés, sur cet enregistrement seulement, d’un gars de Lorrainville (village du Témiscamingue québécois) à l’orgue. Mille exemplaires ont été imprimés. Le groupe les distribuait lui-même dans ses concerts. Et ces spectacles, ils étaient donnés essentiellement entre 1969 et 1971 dans le Nord-Est ontarien et le Témiscamingue québécois. Avec quelques passages en Abitibi.

C’est fou de penser que l’exemplaire du 45 tours que j’ai trouvé a probablement été acheté au groupe dans un spectacle à cette époque. Cet acheteur, après l’avoir laissé traîner pendant des années dans une boîte, l’a donné au Centre Bernard-Hamel et il s’est retrouvé entre mes mains cette journée-là, puis sur mon blogue.

Konrad n’a pas fait long feu. Après cette aventure, le batteur, Reg, forme un groupe heavy rock nommé Hootch avec les membres d’un autre groupe de son coin nommé The Shouter’s. Hootch se fait un nom dans un réseau encore plus large, mais essentiellement en zone boréale.

Les retrouvailles

Retour en 2019. Reg Savoie et moi sommes en contact sur Facebook et il me demande si je viens bientôt à Québec, là où il réside maintenant. J’ai justement une formation de coaching en animation au mois d’octobre. Il me dit qu’il doit absolument me rencontrer. On convient d’un rendez-vous à la boutique de vinyles Explosive Groove où je vais sans faute chaque fois que je visite la Vieille Capitale. Je propose à Reg une entrevue pour parler de l’histoire de Konrad et de Hootch, question d’en parler dans cette chronique. Je pars l’enregistreuse, on jase. L’entrevue se termine, je ferme l’enregistreuse.

Reg me dit: «Je veux te dire merci pour deux choses. Premièrement, merci d’avoir raconté l’histoire de Konrad.»

— Ça fait plaisir!

— Deuxièmement, grâce à toi, j’ai retrouvé ma fille.

— Pardon?

Je repars l’enregistreuse. «C’est quoi cette histoire, Reg?»

«À la suite du recap de la carrière de Konrad, il y avait des gens qui laissaient des messages sur le blogue, dont un qui disait: “If Réjean Savoie reads this, please contact me”. Elle essayait de me retrouver depuis des années, mais moi je n’étais pas sur Facebook, nulle part. Elle avait laissé son email personnel, alors je lui ai envoyé une note. Elle me répond “Appelle-moi” et elle me laisse son numéro de téléphone. Mais elle me demande avant de l’appeler de taper sur internet “Tammy zumba Oakville”. J’me suis dit: “De la marde, moi je ne veux pas prendre de cours de danse zumba.” Fait que je l’appelle et elle me demande si je suis sur le site de Tammy zumba Oakville. Je lui dis non. Elle me dit: “Vas-y.” Quand j’arrive là-dessus, il y a une fille avec des habits multicolores qui danse au milieu de la rue. Elle me dit: “That’s your daughter.” C’était un 16 juin. Ma fête c’est le 18 juin. Le samedi matin, le téléphone sonne. C’est elle. Grâce à ton reportage, j’ai retrouvé ma fille.»