Buffet chinois
Le nombril du monde a un nom: Shanghai. Jusqu'au 31 octobre prochain, la 73e Exposition universelle proposera aux quelque 100 millions de visiteurs attendus d'innombrables déclinaisons du thème retenu: "Meilleure ville, meilleure vie".
Évidemment, tout ce branle-bas nous donne envie, nous Montréalais, d'ouvrir le grand album de photos du Québec moderne, histoire de revivre un peu de notre heure de gloire planétaire.
28 avril 1967. Sous un thème emprunté à Saint-Exupéry, "Terre des Hommes", Expo 67 accueille ses premiers visiteurs. Ils seront 50 millions, durant les mois suivants, à passer les tourniquets de l'île Notre-Dame et l'île Sainte-Hélène, créée comme on le sait pour l'occasion.
Pierre Dupuy, commissaire général d'Expo 67, avait laissé la modestie au vestiaire le jour de la cérémonie d'ouverture, lui qui déclarait, devant un parterre de dignitaires des quatre coins du monde: "Le genre humain est rassemblé pour prendre conscience de son destin." Quelques minutes plus tard, le maire de Montréal Jean Drapeau, d'une voix enfiévrée par la solennité du moment, en remettait, présentant le parc d'exposition comme une "cité internationale où, de partout, toujours, les pèlerins de la Terre des Hommes pourront venir se rencontrer et constater la volonté de l'humanité d'enrichir la civilisation d'aujourd'hui au bénéfice de l'humanité de demain."
Derrière ces paroles un peu ronflantes, on sentait l'idéal vrai, l'élan de tout un peuple longtemps convaincu d'être né pour un petit pain et sur lequel, soudain, les yeux du monde étaient rivés.
Le temps était venu de montrer ce que nous avions su faire en cette difficile contrée d'Amérique, nous qui avons trouvé le mot défi "gravé dans l'écorce de chacun des arbres qui couvrait cette région", pour citer de nouveau Jean Drapeau. Il y avait là une réelle ouverture au monde, parfaitement traduite dans l'emblème de l'expo, inspiré d'un cryptogramme ancien et représentant des hommes debout, formant la ronde de l'amitié entre les peuples.
Qu'il y ait une réelle ouverture au monde dans le pow-wow universel chinois, nous voulons bien y croire – bien que, selon les estimations, les visiteurs étrangers ne représenteront que 5 % de l'achalandage total. Mais il ne fait de doute pour aucun observateur que nous assistons surtout ces jours-ci au grand coup de gong annonciateur de la future hiérarchie mondiale.
Et on parle de futur proche.
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"Meilleure ville, meilleure vie", donc. Pardon? Vous trouvez le thème gonflé de la part du plus gros pollueur du monde? Qu'est-ce que vous dites encore? La répression chinoise au Tibet a tout d'un apartheid? 80 % des exécutions mondiales ont lieu au pays de Mao, souvent après un procès sommaire?
Casseux de party… La Chine est au top, comme en témoigne son disproportionné pavillon, qui jette un peu d'ombre sur tous les autres. Pourquoi s'enfarger dans les fleurs du grand tapis d'Orient? Et qui êtes-vous donc pour condamner le rêve d'avenir que d'autres ont eu hier?
Dans un excellent essai, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, le chercheur français Frédéric Martel montre les rouages grâce auxquels les États-Unis ont imposé au monde leur façon de produire et de diffuser la culture de masse. Et il s'intéresse bien sûr aux prochains géants, qui ont à la fois les moyens financiers nécessaires et la compréhension des boutons sur lesquels il faut appuyer pour définir les prochains codes culturels mondiaux.
On apprend par exemple, dans Mainstream, que les dates idéales pour le lancement d'un film en Chine sont la Saint-Valentin et la fête nationale chinoise (1er octobre). "Mais pour éviter que les films américains dominent le box-office chinois, écrit Martel, la censure interdit généralement les films étrangers à ces dates."
C'est un exemple parmi bien d'autres. Les rapports de la Chine avec le reste du monde sont comme un obturateur d'appareil photo: ça s'ouvre et ça se referme vite.
Shanghai 2010 sera une belle grande ronde de l'amitié entre les peuples, ok, mais qu'on se le tienne pour dit: la Chine a bien l'intention de mener la danse.
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Revenons à Montréal, où les hirondelles tardent à faire le printemps mais où il se passe de bien belles choses.
Vous apprécierez je l'espère notre une Dave St-Pierre. Aussi belle que troublante, non? Ailleurs dans nos pages, vous trouverez un bel entretien avec le toujours clairvoyant sociologue Guy Rocher, la critique du plus récent Cabaret insupportable, de même qu'une entrevue avec Jay Baruchel, qu'on dit brillant dans le film Le Trotsky.
Et je vous invite à suivre, sur voir.ca, l'arrivée sur la Croisette de notre chef de section cinéma Manon Dumais, qui rendra compte de son séjour dans un blogue tout étoilé de paillettes et d'anecdotes cannoises.
Mainstream
de Frédéric Martel
Éd. Flammarion, 2010, 444 p.
Oh là là ! Quel texte ! J’avoue avoir été obligé de le lire à deux reprises. C’est que la forme rivalise avec le fond, et ça fait travailler mes méninges qui finissent par s’engourdir à ingurgiter des textes courts. Je veux dire par là que ça fait diablement contraste avec une capsule (vite avalé, vite assimilé, vite éliminé).
Ça fait réfléchir et j’imagine aussi que le texte de Frédéric Martel nous fait approfondir le paradoxe de la Chine. À son égard, j’hésite toujours entre l’admiration et le rejet. Ambivalence quand tu nous tient, ça balance. Mais vous le dites si bien, ne nous accrochons pas les pieds dans les fleurs du tapis d’Orient ! Évidemment qu’avoir l’occasion, je ne refuserais pas de visiter cette exposition universelle, ne serait-ce pour me souvenir paisiblement de la nôtre en ’67. Notre Terre des hommes … qui avaient du caractère. On a qu’à relire les phrases colorées et percutantes du maire Drapeau (celles que vous relatez) pour apporter un sourire à nos souvenirs.
Merci pour ce buffet … j’en sors plus que repue !