Les revues culturelles à l’ère du box-office
Qu'ont en commun André Gide, Louis Aragon, Philippe Sollers, Marie-Claire Blais, Nicole Brossard, Christian Mistral et Élise Turcotte?
Ce sont tous des écrivains et des bons, oui, mais encore?
Ce sont des écrivains qui, comme une majorité de leurs pairs, ont à un moment ou à un autre considéré la revue littéraire comme un incontournable territoire d'exploration.
Les Yeux d'Elsa, Le Parc, Soifs, La Maison étrangère… Ces livres existeraient-ils sans les expériences, tentatives et autres erreurs de leurs auteurs dans les pages des revues? Sans doute, mais il est permis de croire qu'ils auraient été écrits par une plume moins aiguisée, moins agile dans les zones friables du risque.
Tous les observateurs en conviendront: les revues ont été, depuis un siècle, indissociables de l'évolution des formes et des enjeux littéraires. On pense à La Nouvelle Revue Française, fondée en 1908 et toujours en activité; aux multiples revues des surréalistes, à partir des années 1920, lesquels avaient fait des périodiques leur arme de prédilection en matière d'irrévérence et d'audace langagière.
Plus près de nous, on nommera quelques incontournables: La Barre du jour (qui a paru de 1965 à 1990, changeant d'appellation, en 1977, pour La Nouvelle Barre du jour); Les Écrits (autrefois Les Écrits du Canada français, fondée en 1954), doyenne des revues littéraires d'ici; et encore Nuit blanche, Estuaire, Exit, XYZ. La revue de la nouvelle (dont nous critiquons le plus récent numéro cette semaine en section Livres).
On peut sans peine étendre la réflexion à tous les champs du culturel, dont chacun a ses espaces d'échanges et de création. La revue Parachute pour les arts visuels (jusqu'en 2007), Jeu pour le théâtre, Circuit pour les musiques contemporaines…
Pourquoi cette déclaration d'amour à la revue culturelle? Parce qu'elle est en péril, comme elle ne l'a jamais été sous nos latitudes.
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On savait déjà qu'en matière de culture, le gouvernement conservateur naviguait à vue. On a maintenant l'assurance qu'il y a un épais brouillard sur le pont.
Dans la foulée d'une restructuration du Fonds du Canada pour les magazines (FCM), devenu il y a peu le Fonds du Canada pour les périodiques (FCP), Patrimoine Canada rend non admissibles à l'enveloppe "Aide aux éditeurs", qui leur est pourtant vitale, les revues qui s'écoulent à moins de 5000 exemplaires par année.
Cette annonce crée un véritable tollé dans le milieu. On y voit, en particulier au Québec, un bel exemple de dérive idéologique (les parutions québécoises sont évidemment, étant donné les limites de leur lectorat potentiel, les plus affectées par cette refonte).
La Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), dont les trois quarts de ses 44 membres se retrouvent exclus, ni plus ni moins, du programme, dénonce vivement cette nouvelle mécanique subventionnaire. Elle fait d'ailleurs circuler une pétition dans les milieux médiatiques et artistiques (pétition que l'on trouvera à www.sodep.qc.ca, dans la section "Dernière heure").
Le directeur de la revue Spirale, Patrick Poirier, y va quant à lui d'un éditorial musclé dans l'édition mai/juin de cette publication bimestrielle dédiée aux arts, éditorial dans lequel on lit par exemple: "La logique dictant que les magazines culturels et les revues de création soient évalués selon des critères de rentabilité et de ventes, au même titre que le magazine Sentier chasse-pêche, cela tient de l'aberration idéologique et d'une connerie sans nom."
Et encore: "[…] la culture se fait proprement baiser sous nos yeux par l'industrie du divertissement."
Il faudrait peut-être parler à Stephen Harper, ainsi qu'à sa cour d'idéologues, de la revue Maintenant, créée en 1912 par le très étonnant Arthur Cravan, poète et boxeur. Une revue dont il n'existe que cinq numéros, distribués chaque fois à quelques dizaines d'exemplaires, et qui figure aujourd'hui comme l'un des actes de naissance des mouvements surréaliste et dada, des mouvements indissociables de l'art du 20e siècle…
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Dans le registre des voix marginales qui portent loin, nous vous proposons cette semaine une entrevue avec Michèle Lalonde, celle qui disait un vibrant Speak white durant la Nuit de la poésie 1970 et qui montera de nouveau sur les planches le 29 mai, dans le cadre de la Nuit de la poésie orchestrée par le Marché de la poésie de Montréal.
Nous poursuivons par ailleurs notre couverture du Festival TransAmériques, dont l'affiche comporte quelques noms ultraconnus (tel Wajdi Mouawad, notre couverture), mais où l'on encourage aussi – ça rassure – la découverte pure.
Dernièrement, le milieu de la danse contemporaine, ramenait sur la table l’idée, d’une prise deux pour l’élaboration d’une version actuelle et contemporaine du Refus global. Lorsque la pensée est en jeu et nos lieux de réflexion en péril par des coupures sauvages, voilà une raison supplémentaire de raviver l’action.