Mots croisés

Panem et circences

Les origines du cirque se perdent loin dans l'Antiquité.

Dès le 6e siècle av. J.-C., le roi romain Tarquin l'Ancien – celui-là même qui a fait construire le colossal Circus Maximus – organise des jeux d'équilibre, des courses et des combats destinés d'abord à rendre hommage aux dieux ou à célébrer la mémoire des défunts.

Graduellement, ces manifestations perdront leur vocation rituelle pour devenir de simples distractions. Sous Néron, au 1er siècle ap. J.-C., ce qu'on appelle les jeux du cirque sont depuis longtemps un pur spectacle, accompagné comme on le sait de beaucoup de hurlements et d'hémoglobine (à côté, les combats extrêmes d'aujourd'hui paraissent à peine plus virulents qu'une partie de balle molle).

À l'affiche: des courses de chars dans le sillage desquelles gisent souvent quelques corps désarticulés, des combats de gladiateurs étirés jusqu'à ce que mort s'ensuive, des intermèdes présentant des prisonniers affrontant les fauves à mains nues…

Le programme est si violent que le philosophe Sénèque, dont Néron avait pourtant été l'élève, condamne durement ce type de spectacle. "Fuis la foule et les jeux du cirque", peut-on d'ailleurs lire dans la septième de ses Lettres à Lucilius.

La foule, elle, se régale. Ce qui allait inspirer au poète Juvénal son historique formule: Panem et circences. "Du pain et des jeux." Formule dont la traduction exacte serait plutôt "Du pain et les jeux du cirque".

Il n'en faut pas plus pour contenter le peuple, insinue Juvénal avec une note de mépris.

/

Les siècles passent. Le cirque à la mode romaine apparaît bientôt en contradiction avec les valeurs du christianisme, si bien que sa pratique va s'étioler.

Durant le Moyen-Âge, le cirque adopte un autre visage et descend dans la rue. C'est le temps des amuseurs publics, troubadours et autres ménestrels. Un registre de nouveau en vogue, comme nous le rappelle chaque année le volet Arts de la rue du Festival Juste pour rire, par exemple.

Mais il faudra attendre au 18e siècle pour que le cirque tel qu'on le conçoit aujourd'hui voie le jour. Ce cirque-là, on le doit d'abord à Philip Astley, un écuyer anglais qui allait conjuguer esprit forain, piste circulaire et exercices équestres. Peu de temps après entraient en scène les éléphants savants, les fauves – dressés, ceux-là -, mais aussi les funambules et acrobates en tous genres.

Deux cents ans plus tard, nouvelle évolution. Dans les années 1970-1980, on commence à parler de "nouveau cirque", de nouvelle manière de faire vibrer les chapiteaux. Mouvance qui trouve ses plus beaux aboutissements dans le Cirque Plume (France) et surtout le Cirque du Soleil, dont on sait qu'il laisse les animaux au zoo et mise plutôt sur les performances humaines.

Pas étonnant que soit créé cette année, dans la ville où le Cirque du Soleil a son siège social, un événement appelé à devenir l'un des plus grands rendez-vous du monde en la matière.

Montréal Complètement Cirque, dont la première édition débute le 8 juillet, promet de montrer au public les plus récentes avancées circassiennes. Il nous semblait naturel de marquer le coup avec cette une consacrée au Cirque Éloize, une autre fierté québécoise, qui ouvrira le festival.

/

Montréal Complètement Cirque va nous donner du spectaculaire, des émotions fortes et des exploits physiques, aucun doute. Le cirque n'a jamais été aussi vivant et aussi enivrant, tout le monde en convient, mais on peut s'amuser à poser la question: en quoi sa fonction a-t-elle changé? Qu'est-ce qui joue aujourd'hui le rôle d'un cirque qui autrefois était le lieu de tous les excès et de toutes les barbaries?

Pour ce qui est de la violence, il faut sans doute regarder du côté du sport professionnel. Pourquoi les batailles au hockey sont-elles toujours tolérées? N'est-ce pas l'un des derniers retranchements des coups sur la gueule et du sang qui gicle? Pourrions-nous nous en passer totalement?

Pour le reste, il suffit d'allumer l'écran. À l'ère du cirque médiatique, à l'ère de la politique-spectacle – laquelle se joue dans l'arène politique -, les coups bas et les combats à finir tournent en boucle sous nos yeux.

La grande différence entre nous et les Romains de l'Antiquité, c'est que nous sommes en permanence assis au cirque…

Jean d'Ormesson a déjà écrit: "La télévision est un spectacle. C'est une tribune, une scène, un journal du monde, un stade, un cirque." Des propos qu'on peut étendre sans peine à ces écrans que nous avons désormais au fond de la poche, et qui font de nos journées un spectacle en continu.

Du pain, des jeux et une connexion wifi, svp.