Que celui qui n’a jamais péché…
"Un idéologue antireligieux", "un populiste extrémiste", "un homme s'étant avec lucidité placé du côté de l'ivraie dans le champ de blé de l'Évangile"…
C'est par ces mots, publiés dans son journal officiel L'Osservatore Romano, que le Vatican a décrit José Saramago au lendemain de sa mort, le 18 juin dernier.
Passons sur le fait que l'Église aurait pu attendre que le corps ait refroidi un peu avant de piétiner la mémoire du Prix Nobel de littérature 1998. La condamnation n'est-elle pas un peu violente, surtout de la part d'une institution qui a tout de même deux ou trois petites choses sur la conscience?
Mais avant d'aller plus loin, revenons sur l'historique des relations tumultueuses entre Saramago et l'Église, que l'écrivain portugais, durant sa longue vie – il est mort à 87 ans -, n'a, il faut le dire, pas ménagée.
– En 1982, il publie un livre qui montre les dérives de l'Inquisition dans la Lisbonne du 18e siècle et dont le titre à lui seul a de quoi faire grincer des dents certains: Le Dieu manchot. Une histoire qui enchante néanmoins des centaines de milliers de lecteurs (dont Federico Fellini, qui est subjugué).
– En 1991, l'écrivain n'y va pas de main morte avec L'Évangile selon Jésus-Christ, roman qui souligne la passivité de Joseph devant l'annonce du massacre des Innocents, dans lequel Saramago suggère par ailleurs un Jésus faisant frotti-frotta avec Marie-Madeleine. Le Vatican réagit en parlant, toujours dans son Osservatore Romano, d'une "vision substantiellement antireligieuse". Le gouvernement du Portugal soutient pour sa part que le roman porte atteinte au "patrimoine religieux national" et retire celui-ci de la liste des candidats au prix littéraire de l'Union européenne. Une décision que Saramago assimile à de la censure et qui le mène à s'exiler sur l'île de Lanzarote, dans l'archipel des Canaries (endroit qu'il habitera jusqu'à son dernier souffle).
– En octobre 2008, sur son blogue (dont les billets ont été rassemblés il y a quelques mois dans un livre intitulé Le Cahier), il redit pour la énième fois son athéisme inébranlable: "Personne ne fait lever le soleil chaque matin et la lune chaque soir […]. Déposés ici sans savoir ni pourquoi ni pour quoi, nous avons dû tout inventer. Nous avons aussi inventé Dieu, mais il n'est pas sorti de nos têtes, il est resté dedans comme facteur de vie parfois, comme instrument de mort presque toujours."
– Les exemples d'irrévérence sont encore nombreux, mais arrêtons-nous après celui-ci: l'an dernier, dans Caïn – son ultime roman -, Saramago écrit que la Bible est un "manuel d'immoralités", un "catalogue de ce qu'il y a de pire dans la nature humaine".
Que l'Église désapprouve ces propos, on le comprend. Mais qu'elle ait utilisé son organe officiel pour vomir sur le cadavre encore chaud de leur auteur, on se pince.
Quand un vieil oncle à tendance pédophile et un demi-siècle en retard en tout sur tout le monde vous fait la morale, difficile de hocher docilement la tête.
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Saramago a écorché bien du monde dans son ouvre et ses prises de positions. On peut imaginer que Silvio Berlusconi a laissé échapper un "bon débarras" en apprenant sa mort, lui qui avait également subi ses foudres, au point de vouloir empêcher la publication du Cahier mentionné plus haut en Italie.
De là à faire une déclaration publique pour se réjouir ou presque de son trépas, il y a une marge. L'Église me semble avoir d'autres chats à fouetter. Répondre, par exemple, aux critiques de Hans Küng, le grand théologien qui, lui, ne remet pas en question l'existence de Dieu, mais avançait récemment dans un article publié dans Le Monde que cette Église était "en proie à la plus profonde crise de crédibilité qu'elle ait connue depuis la Réforme".
Il est sans doute plus facile de répliquer à un auteur qui réfute les fondements mêmes d'une institution qu'à un penseur non moins sévère, mais qui répète souvent qu'il met son travail "au service de l'Église".
Dans ses Mémoires, dont le tome II vient d'être réédité aux Éditions du Cerf, Küng n'est pas tellement plus tendre que Saramago en disant que l'Église sous Ratzinger est celle des "occasions manquées": celle du dialogue manqué avec l'Islam, de l'interdiction incongrue du préservatif – qui sauverait des milliers de vies chaque année -, du "système de camouflage mondialisé" des cas d'agressions sexuelles commises par des membres du clergé, etc., etc., etc.
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Cette semaine dans Voir, un entretien avec Jean-Louis Servan-Schreiber autour de son livre Trop vite!, selon lequel notre société nous incite à courir plus qu'à réfléchir, un autre avec Leo DiCaprio, vedette du film Inception, qu'on dit pas bête, et les impressions de Nicolas Mavrikakis sur une grande exposition d'estampes présentée à la Grande Bibliothèque.
Recommandations culturelles que nous assortirons d'une autre: plongez et replongez dans l'ouvre de José Saramago. Votre foi en sortira grandie…
Foi dans l'intelligence et la littérature, on s'entend.
Le Cahier, de José Saramago. Éd. Le Cherche midi, 2010, 243 p.
Pas encore lu cet auteur, mais j’ai un livre (Le dieu manchot) qui m’attend de lui sur la tablette. Vos commentaires font que je commencerai peut-être à le lire plus tôt. Aussi, j’ai retenu quelques autres titres de cet auteur, en fouillant un peu sur les romans qu’il a écrit.
Pas sûr cependant que Fellini m,aurait convaincu de le lire, si subjugué qu’il ait été lors de la parution du titre que je mentionne plus haut. À moins que, pour le peu que je sais de lui, je revisite ce qu’à fait Fellini et que ça me fasse changer d’idée à son propos.