Mots croisés

Sur la 10 avec Miron

"J'en ai des livres, hein?"

"Quelques-uns, oui!"

En fait je ne vois que ça, des livres, depuis que j'ai mis les pieds dans l'appartement. Mais le contraire m'aurait étonné.

Ce matin-là, un frais matin d'automne du milieu des années 90, je passe prendre Gaston Miron chez lui, rue Saint-Joseph. Avec un petit groupe d'étudiants de l'Université de Sherbrooke, j'ai organisé une causerie avec le poète, qui doit avoir lieu ce soir-là.

Je me souviens avoir peine à y croire quand, quelques minutes plus tard, Miron s'assoit dans ma vieille Corolla 86 – je prie intérieurement pour qu'elle ne tousse pas trop en chemin. Mettez-vous dans les baskets du jeune étudiant en littérature…

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Miron habitait l'espace. Durant la première demi-heure du trajet, l'espace restreint de mon bazou ne résonne qu'au son de sa voix. Mon passager monologue avec entrain, embrassant dix sujets à la fois.

Ce n'est que longtemps après avoir traversé le pont Champlain, alors que je me dis qu'il a un peu oublié ma présence (et ne m'en formalise pas trop, occupé que je suis à boire ses paroles), que Miron referme une longue parenthèse, se tourne vers moi et me dit: "Pis toi?"

Sans doute ai-je réussi à balbutier quelque chose, après avoir failli m'étrangler. Toujours est-il qu'une fois la glace brisée, l'heure de route qui nous séparait encore de Sherbrooke a été faite d'un réel échange, amical malgré des générations d'écart, aujourd'hui encore imprimé dans ma mémoire.

Miron s'intéressait à ce que pouvaient bien être les cours de littérature alors donnés dans les universités, posait mille et une questions sur l'engagement des jeunes dans la vie étudiante, dans la vie politique; il me demandait même de lui réciter quelques bribes de mes gribouillis poétiques d'alors. Et avait la délicatesse de m'encourager tout en me faisant comprendre que je n'y étais pas encore tout à fait.

Sur le chemin du retour, tard en soirée, après une causerie mémorable qui avait attiré tout le département des lettres et quelques autres, Miron me racontera la crise d'Octobre telle que vécue de l'intérieur, fera le bilan avec moi de l'activité politique du moment (je vous jure que Jean Charest, pourtant tête de Turc par excellence, n'a jamais été haché aussi menu que ce soir-là, dans ma Toyota Corolla…). Puis, il me fera promettre de le tenir au courant de mes petits projets, lectures publiques et autres. "Je suis sérieux, là, hein!"

Gaston Miron avait une façon bien à lui de prononcer "hein". C'était un "hein" sonore, avec un fort mouvement de ressac dedans.

Je n'allais jamais réentendre ce "hein" magnifique. Miron est mort peu après, nous laissant l'une des ouvres poétiques les plus abouties de notre littérature, et me laissant à moi le souvenir de cette journée, une belle grande journée avec du soleil partout et des idées qui circulent avec l'assurance d'un fleuve.

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Heureusement que les artistes font parfois revivre ses mots, à Miron. Dans une société qui entretient un rapport trouble à sa littérature, sans doute parce que cette dernière l'a souvent placée devant ses contradictions, la poésie est un art que l'on goûte mais avec modération, la confondant sans doute avec un alcool qui nous ferait perdre la tête passé le troisième verre.

De nombreuses maisons d'édition la défendent et la diffusent, nous avons un Marché de la poésie à Montréal et un Festival international de la poésie à Trois-Rivières, nous tombons de temps à autre sur une plaque, au hasard des rues, nous rappelant que Nelligan a vécu là ou que Godin a eu son bureau ici, mais rarement est-il question de notre poésie, pourtant l'une des plus riches du monde, quand vient le temps de remodeler l'espace urbain, par exemple – certaines villes, Cordoue en Espagne, pour n'en nommer qu'une, n'hésitent pourtant pas à l'intégrer au décor (parcs, balcons, places publiques).

À quand un parc Gaston-Miron, avec une citation gravée sur chaque banc, une fontaine aux abords de laquelle on pourrait lire: "Compagnon des Amériques / Québec ma terre amère ma terre amande / Ma patrie d'haleine dans la touffe des vents / J'ai de toi la difficile et poignante présence"?

En attendant, merci à Gilles Bélanger et ses complices, qui nous donnent aujourd'hui un deuxième volume de Douze Hommes rapaillés, splendide projet de relecture auquel nous consacrons notre une cette semaine.

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Il y a quelques jours, je m'approche de mon collègue Olivier Robillard Laveaux, qui planche avec moi sur ce projet de couverture. Son gros casque d'écoute sur les oreilles, il est penché sur son bureau, ailleurs. Peut-être même endormi, me dis-je en tapant doucement sur son épaule.

Il lève alors un visage que je ne lui connaissais pas, les yeux pleins d'eau.

"Bon, ok, je suis un peu fatigué aujourd'hui, mais c'est tellement beau…"

Olivier écoutait Douze Hommes rapaillés, justement.

Je me dis que c'est ça, une ouvre partie pour traverser le temps. Une ouvre en lien direct avec nos cordes sensibles, en 1960 comme en 2010. On parle pourtant d'une poésie ancrée dans son époque, porteuse de ses aspirations sociales et politiques, mais une poésie trop ample pour se laisser enfermer dans un recoin de l'histoire.

Olivier a eu l'idée de cet article un peu particulier, cette courtepointe de propos signés par les acteurs de l'album. Réflexions rapaillées dont nous espérons qu'elles vous donneront envie de tendre l'oreille, vous aussi.