Petit livre passionnant que ce Shakespeare, antibiographie. Après avoir rappelé qu'il n'existe que de très rares documents d'origine au sujet du dramaturge anglais (1564-1616), l'auteur Bill Bryson y démonte un à un tous les mythes qui se sont agglutinés autour de sa personne.
"Bien qu'il ait laissé près de neuf cent mille mots sous forme de textes, nous n'en avons que quatorze écrits de sa main: son prénom et son nom signés six fois et la formule "par moi" sur son testament", précise Bryson. De ses 37 pièces, aucune page manuscrite; de sa carrière d'auteur, lui dont on pense qu'il a connu la célébrité de son vivant, aucune trace ou presque.
Voilà qui laisse bien de l'espace à combler pour les biographes, lesquels ne se sont pas gênés. Shakespeare aurait demandé la main de deux femmes en même temps; il aurait été méprisant avec la mère de ses enfants, parfois carrément méchant. Pire: selon un courant de pensée répandu, il ne serait pas l'auteur de ses pièces, qui seraient plutôt l'ouvre de Francis Bacon ou encore d'un énigmatique personnage fuyant les autorités, quelqu'un en tout cas de beaucoup plus éduqué que ce fils de cordonnier sûrement pas assez futé pour avoir donné ses plus beaux fruits à la dramaturgie mondiale.
Avec une intelligence et un flegme exquis, l'antibiographe réfute entre autres cette théorie-là, montrant qu'elle ne s'appuie que sur les élucubrations de quelques rabat-joie, puis conclut avec aplomb: "Il est stupéfiant qu'un homme ait été capable de produire à lui tout seul une ouvre aussi somptueuse et sage, aussi variée et palpitante, une ouvre dont le charme agit encore et toujours. Mais c'est là précisément la marque du génie. […] William Shakespeare était indiscutablement cet homme, et qu'importe, au fond, qui il était?"
Ces derniers mots n'en finissent pas de me trotter dans la tête. "Qu'importe, au fond, qui il était?"
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À l'ère où à peu près tout le monde risque d'être reconnu dans la rue, 15 secondes de gloire pas toujours glorieuses – suffit qu'un collègue mette en ligne vos pitreries lors du dernier party de bureau -, le grand William ne serait reconnu par personne s'il descendait la rue Saint-Denis.
S'il vivait de nos jours, d'ailleurs, l'auteur du Roi Lear se ferait incontestablement sermonner par tous les stratèges de la mise en marché, des plus sérieux aux plus patentés. Pour eux, avoir une existence artistique passe forcément par une existence virtuelle soutenue, un attirail d'outils promo (site Web animé, vidéos virales, page Facebook nourrie quotidiennement, compte Twitter au rythme épileptique) faisant circuler non seulement votre création, mais aussi – et bien souvent surtout – qui vous êtes, ce que vous mangez, avec qui vous fricotez.
Pour les artistes souhaitant cultiver un certain anonymat, et avant tout placer leur ouvre plus qu'eux-mêmes dans la lumière, les Réjean Ducharme et compagnie, la discrétion devient un défi de tous les instants. À moins de se louer un bungalow à Iqaluit et de faire ultragaffe à ses cyberfréquentations, difficile, en 2010, de garder un profil bas.
Le vieux rêve d'Anne Hébert et de tant d'autres paraît plus improbable que jamais. Et la question va plus loin: laisser sa musique, ses tableaux, ses livres ou ses pièces de théâtre faire leur chemin tout seuls ou presque, au gré des coups de cour du public, est-il encore envisageable quand les réseaux de diffusion sont engorgés par des artistes qui se sont démenés pour se faire connaître avant même d'avoir quelque chose à faire connaître?
Loin de moi l'idée de mettre tous les créateurs dans le même panier, mais les soirs où je me laisse dériver sur la Toile culturelle, je ne peux m'empêcher de penser que plusieurs auraient intérêt à méditer l'exemple de Shakespeare. "Qu'importe, au fond, qui il était?"
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En voilà un qui, au grand bonheur de ses fans et de ceux de son double au blanc visage, est tout sauf discret ces jours-ci. Didier Lucien, à la une cette semaine, nous parle d'ailleurs de la folie provoquée par ze mime qu'il a mis au monde, et qui gesticule actuellement jusque dans les stations de métro.
À lire également, dans la série "portraits" de notre section société, une entrevue avec les peu banales Petunia Alves et Anne Golden, codirectrices du Groupe Intervention Vidéo, qui depuis 35 ans diffuse et archive des vidéos artistiques ou documentaires réalisées par des Québécoises.
Et pour ceux qui ont manqué la première diffusion de l'émission Voir, spécial Noël, il reste trois occasions de la regarder dans le courant de la semaine (sinon, rappelons que toutes les émissions sont archivées à www.telequebec.tv). Ensuite, pause télévisuelle jusqu'au 5 janvier.
Un peu d'ombre n'a jamais tué personne, après tout.
Shakespeare, antibiographie, de Bill Bryson. Trad. par Hélène Hinfray. Éd. Payot, 2010, 224 p.