Le flou artistique
Au risque d'être pris pour un autiste léger, je m'en confesse: j'adore les recueils de discours politiques.
Depuis quelques mois, par exemple, on trouve parmi mes livres de chevet Les 100 discours qui ont marqué le XXe siècle. 824 pages de bonheur, en compagnie de ceux qui ont sauvé le siècle comme de ceux qui l'ont défiguré: Gandhi, Churchill, Staline, Hitler…
Il faut lire l'invraisemblable déclaration de guerre adressée à l'Éthiopie par Mussolini, le 2 octobre 1935, dans laquelle le Duce en profite pour établir que la mobilisation de son peuple "démontre que l'identité entre l'Italie et le fascisme est parfaite, absolue, inaltérable", avant d'ajouter qu'il n'y a "que des cerveaux ramollis dans des illusions puériles ou étourdis par la plus profonde des ignorances pour penser le contraire".
Quelle époque. On en aime presque la nôtre.
Il y a quelques jours, je recevais au bureau Ces grands discours qui ont changé le monde, une anthologie du même ordre dont le sous-titre – "de Jésus à Obama" – m'a d'abord fait rigoler (placer Jésus, Mahomet, Gorbatchev et Obama sur le même pied, faut le faire…), avant de provoquer une petite réflexion que je m'empresse de partager avec vous.
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Le monde ne sera plus jamais le même.
Entre le monde de Jésus-Christ et celui de Barack Obama, dix mille choses ont changé et une en particulier: les paroles ne s'envolent plus. Elles filent, elles fusent, elles flyent comme jamais, mais elles ne s'envolent plus.
Depuis l'invention de l'enregistrement audio, et surtout depuis l'explosion d'Internet, les paroles ont rejoint les écrits dans le registre de ce qui reste. Elles continuent de vivre longtemps après avoir été prononcées, tout comme les secrets, même d'État, ne sont jamais qu'à un clic de faire le tour du monde – le cyclone WikiLeaks, ce "11 septembre de la diplomatie" selon plusieurs, en aura fait l'ultime démonstration.
Dans la sphère du politique et des idéaux, ça change tout.
Retour en arrière. Il s'est produit autour des lointaines figures de Jésus (4 av. notre ère à 28 apr., sans doute) et de Mahomet (570 à 632), pour prendre les plus influentes, le fondamental processus de ce que j'appellerai le flou artistique. Hormis quelques textes et quelques bribes de discours modulées par des siècles de bouche à oreille, on sait peu de choses sur les comportements de ces hommes au quotidien, sur l'évolution de leur pensée. Le peu que nous savons, l'imagination le complète. En gommant les imperfections.
C'est le flou artistique, très efficace dans la composition d'une figure mythique.
De nos jours, même longtemps après, on s'amuse à prendre en défaut tel ou tel personnage, sur la base d'un document retrouvé ou d'une relecture. Le pauvre Richard Nixon, dont la mémoire était déjà passablement amochée, en a fait les frais il y a quelques jours quand des enregistrements de discussions à la Maison-Blanche, datant de 1973, ont été rendus publics, discussions qui laissent entendre que le 37e président des États-Unis avait un clair petit penchant raciste.
En réponse à son secrétaire d'État William Rogers, Nixon a au sujet des Noirs ces mots pour le moins embarrassants: "Il dit qu'ils sont en train de progresser… qu'ils vont renforcer notre pays, parce qu'ils sont forts physiquement et que certains d'entre eux sont intelligents. Je crois qu'il a raison si on parle de 500 ans. Mais je crois que c'est faux si on parle de 50 ans." Puis il ajoute que seul le métissage pourra faire progresser rapidement les Noirs: "Il n'y a que ça qui marchera."
Qu'importe ce qu'il a pu dire publiquement sur l'importance d'une société égalitaire et patati et patata: ces quelques phrases suffiront à le ranger, aux yeux de l'histoire, dans la catégorie "à tendance raciste".
Pour les dirigeants, les choses ne s'améliorent pas. Aujourd'hui, les discours sont en HD. Visage en haute définition, voix en haute définition; profil politique en haute définition. Plus difficile de créer le mythe, au XXIe siècle. Des chefs d'État, on connaît maintenant la couperose, les faux pas dans les réceptions officielles, les contradictions idéologiques.
Les fautes de goût, aussi. Pensez-vous qu'un Nicolas Sarkozy aurait été embêté durant tout son mandat, il y a un siècle, pour être allé célébrer sa victoire aux présidentielles chez Fouquet's?
Ce qui nous amène à nous demander de quoi auront l'air les politiciens, diplomates, orateurs et leaders de demain. Seront-ils de plus en plus lisses, irréprochables, politically ultra correct, au risque d'être fades?
Ou encore trouveront-ils de nouvelles façons de cultiver le flou artistique?
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Dans cette édition, nous nous penchons sur le travail récent de l'artiste visuel Pascal Grandmaison et son exploration des formes insolites; nous nous entretenons avec l'acteur Paul Giamatti au sujet d'un film tiré du dernier roman de Mordecai Richler; nous signalons aussi quelques trouvailles en littérature jeunesse, qui feront fureur au pied du sapin.
Et pour mes amis autistes légers, je conclus par quelques précieuses références:
Les 100 discours qui ont marqué le XXe siècle. André Versaille éditeur, 2008, 824 p.
Les 50 discours qui ont marqué la 2e Guerre mondiale. André Versaille éditeur, 2010, 448 p.
Ces grands discours qui ont changé le monde. Éd. Dunod, 2010, 232 p.
Ce « flou », que vous avez la générosité de partager avec nous, a l’heur d’apporter un étonnant bagage de « netteté » relativement à ce qui fut…
Faudra dorénavant savoir de mieux en mieux danser pour parvenir à faire face à la musique de l’Histoire. Déjà que d’être là à faire des pas sur la piste sous l’oeil critique des médias et du public n’a jamais été un exercice particulièment commode, voilà que la technologie vient rajouter aux embûches.
À se demander qui voudra encore, un de ces jours à venir, se taper une vie aussi périlleuse dans la sphère publique. Ce qui risque, en conséquence, d’inciter de plus en plus à des cachotteries. Tout simplement pour survivre.
Plus on s’acharnera d’un côté à « dévoiler », plus on fera tout de l’autre pour se « terrer »…