Il y a quelques années j'ai fait un truc un peu tordu. Je voyageais depuis quelques semaines en Europe, j'y avais fait la fête et vu de nombreux amis mais je me retrouvais tout à coup seul, avec une petite semaine à tuer avant mon vol de retour.
Je roulais alors sur les routes de Normandie, avec une voiture de location à rendre à Paris juste avant le départ, et une certaine variable a eu une incidence majeure sur les journées qui allaient suivre: je n'avais plus un rond. Comme dans zéro.
Évidemment, je faisais partie de ces jeunes qui n'ont qu'un coup de fil à passer à leurs parents pour être dépannés. Évidemment, j'aurais pu demander à des membres de ma famille vivant en France de m'héberger. J'ai plutôt décidé, très consciemment, y voyant l'occasion sans doute d'une brève étude sociologique, de faire avec. De ne demander l'aide de personne.
(Au fait, je n'en avais encore jamais parlé. J'entends d'ailleurs mes parents me dire, après la lecture de cette chronique: "Enfin, Tristan, tu aurais pu…")
Mes derniers francs (eh oui…), je les avais investis dans un plein d'essence (après avoir rigoureusement calculé les kilomètres à franchir pour regagner la capitale), dans une baguette et deux ou trois boîtes de pâté. J'avais aussi dans le coffre, le souvenir m'en plisse encore les gencives, une caisse de citrons offerts par une tante la semaine précédente, en Charente. "Ils viennent de mes citronniers à moi, il sont exquis!"
Exquis ou pas, lesdits citrons ont tellement parfumé tout ce que j'ai bouffé les jours suivants (pain, pâté, eau citronnée, sans compter ceux que j'ai fini par croquer, purement et simplement) que je ne peux à peu près plus supporter ce goût aujourd'hui.
Étrange parenthèse durant laquelle j'ai mal mangé, je ne me suis pas lavé, j'ai dormi dans la voiture ou sur la plage.
J'avais décidé, on n'a pas tous les jours vingt ans, de jouer à être pauvre.
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Cette expérience est brusquement remontée à ma mémoire lundi dernier, alors que j'étais invité au visionnement de presse des premiers épisodes de Naufragés des villes, une série documentaire diffusée à RDI à compter du 24 janvier.
La série, réalisée par Marc St-Onge, suit le parcours d'Emmanuelle Chapados et Pierre Côté, deux volontaires qui ont accepté de vivre à Montréal avec une prestation d'aide sociale. 592,08 $ par mois, soit 19,47 $ par jour. Pas un sou de plus et sans aucune aide extérieure.
Lui, 53 ans, consultant en marketing à Québec, amoureux de la bonne chère et du bon vin, a dû très sérieusement revoir ses habitudes. Elle, 27 ans, diplômée de l'Université de Moncton en communication, a vite réalisé qu'elle n'avait qu'une vague idée de ce qu'était la précarité.
La version extrême de mon trip, quoi.
On a beau boire aux fontaines et se contenter de hot-dogs, 20 piasses ça file vite quand on doit se loger à Montréal, s'y déplacer, vivre, quoi… Une conclusion s'impose rapidement pour nos aventuriers de la dèche: impossible de joindre les deux bouts avec le seul B.S. Il faut se battre, se démerder, compter sur les amis, parfois fouiller dans les poubelles.
Dans le 4e meilleur pays au monde, ils sont donc des millions (trois, selon les estimations) pour qui vivre, c'est essentiellement survivre.
Version extrême donc, en comparaison de ma petite galère imposée, mais je partage quelque chose avec Emmanuelle et Pierre: tous trois, nous savions que ça allait se terminer. Mieux, nous savions quand.
Et à quoi ça sert de jouer à être pauvre? L'exercice est contestable, bien sûr, et ne donne pas une bonne mesure de la réalité de la pauvreté, mais il écorche quelques préjugés. La notion de "profiteur du système" par exemple, cette formule creuse, inventée pour donner bonne conscience à ceux qui ne se sont jamais gelé le cul, tombe assez vite.
Ressentir la précarité dans sa chair, surtout, est illico accompagné de la désagréable sensation d'avoir les pieds dans les sables mouvants: plus on y est, plus on a du mal à en sortir.
Et si on exigeait de nos dirigeants qu'ils effectuent un petit stage au pays de la misère? Ne serait-ce que pour mieux connaître la problématique. Et pour saisir pleinement la superbe ironie de la chanson de Plume Latraverse:
Les pauvres ça mendie tout l'temps
Les pauvres c'est ben achalant
Si leur vie est si malaisée
Qu'y fassent pas d'bébés!
Les pauvres ont des grosses familles
Les pauvres s'promènent en béquilles
Y sont tous pauvres de père en fils
C't'une manière de vice
(Les pauvres)
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Heureusement, il y a encore deux ou trois choses gratuites en ce bas monde. Dans votre Voir cette semaine, un portrait de Jeanie Riddle, la très colorée directrice de la Parisian Laundry, une entrevue avec la jamais banale chorégraphe Manon Oligny, et nous causons des hauts et des bas de l'ère disco avec Patrick Huard, en vedette dans Funkytown.
Versant télé, ne manquez pas notre table ronde consacrée à la chanson et aux règles de sa diffusion radiophonique, qui contribuent à ce que plusieurs de nos artistes gravitent autour du seuil de pauvreté.
Je pense que tous les voyages sont initiatiques et je ne compte plus les fois dans ma vie où je me suis retrouvé seul avec mon sac à dos, sans un sou, avec des choix à faire. Mais dans la réalité, on ne joue pas à être pauvre; il s’agit plutôt d’un concours de circonstances, pas toujours d’un déterminisme et encore moins d’un jeu. Mais oubliez tout ça, je ne parlais pas d’argent…