Lire l’avenir
"Bonjour Tristan,
J'ai eu droit aux honneurs du Nouvel Observateur la semaine passée pour avoir écrit et décrit en 2005, dans mon recueil de nouvelles À l'est d'Eddy (La Veuve Noire, Longueuil), les mésaventures actuelles et le plagiat de Patrick Poivre d'Arvor. La prescience, en littérature, ça existe. La preuve!"
Le courriel, reçu le 26 janvier, est signé Luc Baranger. Cet auteur de chansons blues et de polars à forte teneur politique, d'origine française mais établi au Québec depuis plusieurs années, n'en revient toujours pas d'avoir visé aussi juste.
Dans la nouvelle Dernière heure, il y a donc six ans, il racontait les déboires d'un journaliste vedette, Patrick Peppercoast (!), ayant confié la rédaction de son autobiographie à un proche. Un nègre, comme on dit dans le milieu.
Jusque-là, rien d'extraordinaire, sauf que la veille de la publication du livre, Patrick se fait jouer un vilain tour: le texte paraît chez un éditeur concurrent.
Il y a une étrange parenté avec ce qui vient d'arriver au vrai Poivre d'Arvor, ancien lecteur du journal télévisé de TF1 et véritable star en France, qui a consacré les derniers mois à la rédaction d'une biographie d'Ernest Hemingway. Peu avant la parution (prévue pour le 19 janvier), une soi-disant version préliminaire a été envoyée aux journalistes, dans laquelle, et c'est là que ça fait mal, certains ont vite relevé des traces de plagiat. Ce Hemingway de PPDA se révèle en grande partie calqué sur une autre bio, de Peter Griffin celle-là, datant de 1985 et quasi oubliée. Quasi.
L'influent Nouvel Obs s'amuse beaucoup en effet, dans son édition du 20 janvier, de la déconfiture annoncée du peu scrupuleux PPDA.
À ce point-ci de la chronique, je pourrais poursuivre sur le sujet du plagiat autant que sur celui de la prémonition. J'opte pour la seconde avenue, sans renoncer à vous emmener sur la première, un de ces quatre.
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Les artistes savent-ils voir dans le futur? Hasard ou coïncidence, ils sont en tout cas plusieurs à avoir eu, comme Luc Baranger, une longueur d'avance sur la réalité. Quelques exemples.
En novembre 2009, le célèbre peintre et écrivain haïtien Frankétienne écrit Mélovivi, une pièce de théâtre dont les deux protagonistes sont prisonniers d'un espace fracturé, au lendemain d'un désastre.
On sait ce qui attendait Haïti quelques semaines plus tard.
Fin 2009 toujours, l'auteure québécoise Dominique Fortier peaufinait son roman Les larmes de saint Laurent, dans lequel il est beaucoup question d'Augustus Edward Love, spécialiste des mouvements de la croûte terrestre et des ondes sismiques, de même que d'une catastrophe naturelle majeure de l'histoire des Antilles. Troublée, la romancière a plus tard pris soin d'inscrire une note à la fin de son livre, paru au printemps dernier, précisant qu'elle en avait terminé la rédaction "avant le 12 janvier".
Remontons un peu plus loin, et du côté de la peinture cette fois. En 1914, Giorgio de Chirico peint L'homme-cible, un tableau dans lequel apparaît, à contre-jour, le profil de Guillaume Apollinaire. Un cercle blanc est tracé autour de la tempe du poète. Très exactement à l'endroit où, en mars 1916, il sera gravement blessé par un éclat d'obus.
Le peintre roumain Victor Brauner, lui, signe en 1931 Autoportrait à l'oil énucléé. Sept ans plus tard, il est mêlé à une bagarre et reçoit de plein fouet un verre au visage, qui lui arrache l'oil gauche.
On peut s'amuser longtemps ainsi. Dans le registre du prémonitoire, on trouvera d'ailleurs beaucoup plus de mauvaises nouvelles que de bonnes. Sans doute est-il plus difficile de voir venir le soleil que la pluie.
Quelqu'un n'aurait pas sous la main un tableau montrant le démantèlement définitif des armes atomiques?
Un livre annonçant que le réchauffement climatique ne sera qu'un bref coup de chaleur avant une stabilisation durable des températures?
Un film prévoyant que les révolutions en cours en Afrique du Nord déboucheront sur du meilleur et non sur du pire?
Qu'on s'accroche à quelque chose.
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Est-ce par peur de connaître l'avenir? Ou simplement d'en connaître trop sur le genre humain pour continuer de s'enorgueillir de ses politiques dignes du Far West? Toujours est-il qu'après avoir reçu cent suggestions de lectures de la part de Yann Martel, Stephen Harper n'a toujours pas répondu (mis à part quelques platissimes accusés de réception) ni démontré le moindre intérêt pour ce joli programme privé débutant par La mort d'Ivan Ilitch de Léon Tolstoï et se terminant par Incendies de Wajdi Mouawad.
Coup de chapeau à l'écrivain, qui annonçait il y a quelques jours fermer le dossier. À défaut d'avoir initié notre premier ministre à la lecture, il nous aura montré avec plus de perspicacité que n'importe quel parti d'opposition à qui nous avions affaire.
A contrario, on peut soutenir que la loi des probabilités s’applique en art, comme partout ailleurs. Des milliers d’œuvres sont produits chaque année, qui ouvrent la voie aux interprétations de toutes sortes. Certains tombent dans le mille, d’autres pas. Kafka et « La métamorphose » est un classique dans son genre.
Cela dit, je ne conteste pas les exemples que vous apportez ici, mais j’en limiterais la portée. L’œuvre de l’artiste (et le mot prête à interprétation) s’inscrit forcément dans son époque. Quand il dépasse le quotidien – l’altérité d’une vie qui se résume désormais à 140 caractères – l’œuvre nous donne à voir l’homme dans sa modernité, souvent pas très glorieuse.
@ Daniel Giguère: Très belle réflexion. Je précise que je m’amuse de ces « exemples » plus que je ne m’en émeus. Il y a sans doute plus de hasard que de divinatoire dans les cas rapportés. J’ajoute tout de même qu’en matière de politique et d’organisation sociale, certains artistes ont indéniablement des antennes (Hermann Hesse, Aldous Huxley…). Ils captent beaucoup de notre présent, et au moins un peu de notre futur.