Sur la terre bénie des dieux où il vit, en (quasi) harmonie avec la course des saisons, l'irréductible Québécois n'a peur que d'une chose: que le béton lui tombe sur la tête.
Une peur nourrie par les manchettes des journaux, qui lui rappellent fréquemment que, eh oui c'est comme ça, le béton tombe parfois sur la tête.
Pas plus tard que le 14 février, un morceau d'une bretelle d'accès au pont Champlain se détachait et défonçait le pare-brise d'un automobiliste.
La faute à Cupidon, qui aurait décoché une flèche de travers? Chose certaine, il est heureux que le pauvre homme n'ait pas eu sa Valentine à ses côtés: elle aurait pris le bloc en pleine poire.
En janvier 2010, un bout de béton d'un mètre de diamètre tombait du tablier du pont Mercier. Ça aurait pu faire mal.
En juillet 2009, un morceau de l'échangeur Turcot gros comme un ballon de foot chutait sur un ouvrier qui avait le malheur de travailler là, mais le bonheur de porter un casque protecteur. Lequel lui a sauvé la vie.
En 2000, un homme circulant sous le viaduc du Souvenir, à Laval, n'avait pas eu cette chance. Une poutre de l'ouvrage alors en construction était tombée, le tuant sur le coup et faisant deux blessés.
Mais l'épisode le plus douloureux à la mémoire de l'irréductible Québécois est certainement celui du 30 septembre 2006. Ce jour-là, autour de midi trente, un tronçon complet du viaduc de la Concorde s'écroulait sur l'autoroute 19, toujours à Laval, provoquant la mort de cinq personnes (sans compter le bébé que portait Véronique Binette) et en blessant six autres.
Mémoire, mémoire… Au fait, nous souvenons-nous vraiment?
Depuis que Pierre Marc Johnson a remis son évasif rapport sur la tragédie et ce qui aurait pu l'expliquer, ce qui a mené le gouvernement du Québec à conclure à un "accident de la route" (sic) dont personne en particulier ne pouvait être tenu responsable; depuis que les victimes ont renoncé à porter l'affaire en justice, bien que Me Julius Grey lui-même ait accepté de les représenter, et se sont contentées – pour des raisons que l'on peut comprendre – de la poignée de dollars proposée par la SAAQ, l'effondrement du viaduc de la Concorde a rapidement glissé dans cette zone de notre mémoire collective où s'entassent les choses que l'on préfère oublier.
Enfin presque.
Depuis le 9 février, on joue à la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier Sexy béton, une proposition théâtrale conçue par Annabel Soutar et ses complices de la compagnie Porte Parole.
Du théâtre documentaire, qui rallume les projecteurs sur des feux mal éteints.
Pourquoi "sexy", dites-vous? Par dérision, justement. Parce que les infrastructures, ça n'a rien de sexy. Ce qui explique sans doute le désintérêt des uns et la négligence des autres.
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Je suis allé voir Sexy béton, mardi dernier. Mon collègue Christian Saint-Pierre m'avait dit être ressorti de la salle bouleversé, quelques jours plus tôt (on trouvera sa critique de la pièce en section Arts de la scène), et comme Christian ne se laisse pas bouleverser par un rien, je me suis dit qu'il y avait là quelque chose à ne pas louper.
Me voilà sous le choc moi aussi, comme à peu près tous ceux qui ont assisté à cet inclassable spectacle.
Annabel Soutar n'a pas inventé le théâtre documentaire, dont on trouve de plus en plus d'exemples à travers le monde depuis une dizaine d'années – on pense à Rwanda 1994, créé en Belgique en 2000, un spectacle composite voulant aider les survivants du génocide à mieux vivre avec leurs morts. Mais sans doute signe-t-elle un des plus beaux fruits de ce théâtre profondément citoyen, d'un art qui prend le relais quand les rouages de la société n'ont pas suffi.
Sexy béton est basé sur une véritable enquête. Pas l'enquête de professionnels, évidemment, et la démarche ne peut avoir d'implications légales. Mais en allant à la rencontre des victimes, lors d'une très active phase préparatoire; en menant des entrevues avec eux comme avec le vieil ingénieur ayant dessiné le viaduc à la fin des années 60, Gilles Dupaul, avec Julius Grey et même avec Pierre Marc Johnson, Porte Parole propose une lecture infiniment riche de l'"accident", portée par un parti pris pour les victimes et surtout pour une responsabilisation du gouvernement, oui, mais une lecture jamais manichéenne.
En utilisant comme matière première le verbatim des entrevues réalisées, sans réécriture, Soutar signe une ouvre dont le volet créatif – puisque la pièce est une création, indéniablement, soutenue par les moteurs que sont le suspense, la montée dramatique, le rire… – est dans le découpage, décidément ingénieux.
Bienvenue devant un spectacle qui, bien avant de divertir (verbe dont le sens premier, rappelons-le, est "distraire, éloigner"), nous oblige à ne pas détourner le regard.
Sans parler du rôle de mémoire. Mémoire des morts, dont il n'est fait mention sur aucune plaque commémorative sur les lieux du drame.
Je sais, on se pince mais c'est comme ça.
Sexy béton est probablement l'objet théâtral le plus pertinent ces jours-ci sur les planches montréalaises.
Vous avez jusqu'au 26 février pour le voir, après quoi vous aurez manqué quelque chose.
Billetterie: 514 253-8974.
Les citoyens qui souhaitent joindre leur voix à celles de M. et Mme Goyette, qui ont lancé une pétition à propos de l’effondrement du viaduc de la Concorde qui a tué leur fils, peuvent trouver celle-ci sur le site de l’Assemblée nationale :
https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-1317/index.html
Que le théâtre veuille se mêler d’attirer notre attention sur des événements malheureux, c’est une chose. Il ne faut pas oublier ce qui nous assomme littéralement – au sens propre comme au figuré.
Mais plus que l’expression théâtrale, il serait autrement plus utile et urgent que l’on voit prestement à la réfection de tous ces endroits douteux où l’on ne peut, pour plusieurs et cela quotidiennement, faire autrement que de circuler.
Malheureusement, les sommes nécessaires pour agir sont collossales – et le temps requis pour accomplir la tâche se calcule en années.
Avec ça que tout projet soumis pour faire enfin un travail impérativement pressant fait inexorablement l’objet de discussions interminables quant à son opportunité relativement à ce qui constituerait la meilleure solution envisageable.
Et pendant ce temps de perpétuelle cogitation, ça continue de tomber.
Autant rester chez soi – si possible…