Mots croisés

Les nouvelles voix de l’Amérique

Ils ont les yeux rougis de fatigue, le sourire que colle au visage l'impression de faire quelque chose de spécial. Quelque chose de vaguement clandestin.

Quand je me présente devant eux, à minuit bien sonné, ils viennent de composer une chanson avec Tricot Machine. Plus tôt, ils avaient exploré l'écriture dramaturgique avec Serge Boucher, l'écriture romanesque avec Rafaëlle Germain… J'ai un peu peur de les emmerder avec cet atelier sur l'écriture d'un éditorial qu'on m'a demandé d'animer.

En route vers le cégep André-Laurendeau, quelques minutes auparavant, j'ai essayé de me rappeler si je m'intéressais au travail des chroniqueurs, à 17-18 ans. Pas sûr.

Les premiers échanges me rassurent. La plupart disent suivre assez régulièrement Foglia, Lagacé, Martineau… Une fille me parle de ma collègue Josée Legault. Une autre jure avoir lu plusieurs fois ma colonne.

Ça va donc, je n'ai pas devant moi qu'une horde de zombies boostés au Red Bull.

Mais précisons le cadre. J'ai accepté l'invitation de Gilbert Forest, grand manitou du Marathon d'écriture intercollégial, ce 24 heures de création littéraire maintenant bien connu dans le réseau des cégeps – en cette 21e édition, quatre institutions de la province ont accueilli de tels groupes, en tout 162 jeunes provenant de 49 cégeps.

Rien qu'à André-Laurendeau, chef-lieu des opérations, 74 auteurs en herbe font aller leur stylo.

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Cette année, le Marathon est placé sous le thème Passagers en transit. Dans un effort de cohérence, je donne aux participants quelques tuyaux puis les invite à pondre une chronique intitulée «Voyage au bout de la nuit». Référence à Louis-Ferdinand Céline non obligatoire.

Les voilà lancés, sourcils froncés, le cerveau à pleine vapeur à l'heure où d'ordinaire il rêve.

Soixante minutes plus tard, le résultat est là. Et au risque d'avoir l'air d'un mononcle arrivé là bourré de préjugés sur la jeunesse actuelle, je suis littéralement soufflé.

Une étudiante interroge les rouages de la DPJ, critique ses règles d'intervention, qui ne permettent souvent d'agir, selon elle, qu'une fois que le mal est fait.

Une autre, dans un discours saisissant d'intelligence de la part d'une fille à peine sortie de l'adolescence, pose la question: le Québec est-il vraiment sorti de la Grande Noirceur?

Sa voisine traite de la dépression avec beaucoup de nuances, avec une réelle compréhension de la maladie.

À une autre table, un philosophe en puissance consacre son texte au Doute avec un D majuscule, un autre au prix du pétrole et au fouillis politique actuel dans les pays d'Afrique du Nord.

Quand une participante me tend son texte en me disant: «Vous conseillez de commencer par une phrase forte, qui pique la curiosité. Est-ce que je suis allée trop loin?», je dois dire que je me pose la question pendant deux ou trois secondes.

La phrase en question, c'est: «Aujourd'hui je me suis masturbée.»

«Ça dépend de ce qui suit», je lui réponds. Il se trouve que sa chronique, bien foutue, porte sur le fait qu'il est socialement plus difficile pour une fille que pour un garçon de s'exprimer sur le sujet. «Bingo, oui on peut commencer une chronique comme ça! Je serais qui pour t'en empêcher?»

Dans chacun de ces textes, une nuit plus ou moins opaque, une noirceur à traverser. Il y a des choses à améliorer, des faiblesses, quelques incohérences, mais toujours un propos, et surtout une furieuse envie de comprendre le monde et d'y inscrire ses idées, son point de vue.

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En sortant du cégep, aux petites heures, je suis étrangement high. Parce que ça s'est bien passé, que l'échange a été riche, mais aussi parce que l'activité a parfaitement illustré mes convictions sur l'éducation. Convictions qui me donnent d'ailleurs des boutons chaque fois qu'on s'enfarge dans le détail des programmes scolaires.

Je me suis toujours dit qu'il valait mieux un programme imparfait entre les mains d'un prof convaincu d'avoir un rôle à jouer, un prof inspiré, donc inspirant, qu'un programme réglé au quart de tour entre les mains d'un prof blasé, ou pire: qui n'a pas l'impression d'avoir de marge pour l'invention, l'audace, le jeu.

Gilbert Forest a compris ça. Il sait que son Marathon peut avoir plus d'impact sur le désir de dire et d'écrire des étudiants que des mois de conseils distillés selon les règles de l'art. Il applique, sans peut-être le connaître, cet avertissement d'Oscar Wilde: «L'éducation est une chose admirable. Mais il est bon de savoir que rien de ce qui mérite d'être su ne peut s'enseigner

Je suis high aussi, en retraversant le canal de Lachine, parce que les mots de ces petits marathoniens résonnent comme un antidote à la désillusion, à la vacuité des discours politiques actuels, à la «moronnerie ambiante» dont parlait récemment mon collègue David Desjardins dans sa colonne à lui.

Il est bon de savoir qu'à l'ère de la standardisation culturelle, du divertissement omnipotent et du nivellement par le bas, s'élèvent peu à peu et malgré tout les nouvelles voix de l'Amérique.