Mots croisés

Aldous Huxley, mon nombril et moi

La rumeur court depuis deux ans. Ridley Scott, le réalisateur d'Alien et du péplum Gladiator, dirigerait bientôt Leonardo DiCaprio dans une adaptation du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Difficile d'avoir des précisions sur le projet, mais selon certaines sources, le film prendrait l'affiche quelque part cette année.

Je vous rassure, je ne vais pas vous servir le procès des adaptations pour le cinéma des ouvres majeures de la littérature – je remballe mon scepticisme connu en la matière, mais me permets tout de même d'espérer un résultat plus convaincant que le téléfilm de Leslie Libman sorti en 1998, qui avait peu de rapport avec le texte initial.

J'y vois surtout une occasion de rouvrir ce livre lu au sortir de l'adolescence, comme vous j'imagine, histoire de comparer ma lecture d'alors avec celle d'aujourd'hui, et de mesurer à quel point le vieux Aldous avait vu juste en termes d'anticipation.

J'ai le nez dedans depuis quelques jours maintenant, et si le roman publié en 1932 n'apparaît aucunement affadi à mon regard adulte, si j'admets qu'il y a dans le portrait futuriste que brosse l'écrivain anglais des choses qui me font penser à notre époque – cette drogue du bonheur béat qu'est le soma, difficile de ne pas y voir les anxiolytiques dont se gavent tellement de mes concitoyens -, soyons honnêtes: la boule de cristal de Huxley ne valait pas grand-chose.

Notre monde est profondément imparfait, il est le théâtre d'injustices chroniques et la loi du plus fort y régit une bonne partie de l'activité humaine, mais rien ne laisse présager, ni en Occident ni ailleurs, des sociétés organisées selon des castes rendues hermétiques les unes aux autres par des manipulations génétiques, ni une complète banalisation des relations amoureuses ou une négation absolue des libertés individuelles.

Attention: je ne dis pas que Le meilleur des mondes est à côté de la plaque. Il montre un futur possible depuis le point de vue qu'avait l'auteur au début des années 1930, un futur que la montée des régimes totalitaires laissait bel et bien entrevoir. Je dis simplement que les tendances lourdes actuellement observables sur la planète annoncent plutôt le déclin des despotes de carnaval. Et que la technologie, qui selon Huxley allait devenir incontrôlable et nous avaler, a surtout du bon actuellement – même les historiens les plus conservateurs le disent: sans Facebook, pas de révolutions dans le monde arabe.

Il reste bien quelques régimes tordus, il reste la Corée du Nord, mais pour l'essentiel on assiste depuis deux ou trois décennies à l'écroulement des totalitarismes et des administrations se torchant avec la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Le grand danger qui guette nos sociétés est plus sournois. Parce qu'à l'intérieur de chacun de nous.

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Les périls immédiats que nous courons ont pour nom passivité, inertie, je-m'en-foutisme.

Nous sommes bien plus à la merci de quelque Jean Charest camouflant comme il le peut les égarements de ministres opportunistes que d'un éventuel groupe de dirigeants «alpha» – dans Le meilleur des mondes, la caste supérieure – ou d'un Big Brother omnipotent, pour citer un autre maître de l'anticipation.

Nous sommes bien plus à la merci de ceux qui abusent de notre crédulité et de notre ensommeillement devant l'effritement de gains sociaux qui ont fait la fierté de générations entières que d'un grand méchant qui viendrait nous museler.

Dans le «jepenseque» de la semaine (à lire en ouverture du journal ou encore à jepenseque.voir.ca), un étudiant au doctorat en science politique à l'UQÀM nous dit s'inquiéter du peu de remous suscité par certaines décisions récentes du gouvernement québécois (entre autres, comment se fait-il que les frais de scolarité ne fassent pas hurler davantage?).

Il met le doigt sur la véritable plaie de notre temps: le renoncement, l'impression que tout est joué d'avance, qu'il ne sert à rien d'élever la voix ou même de vouloir décoder les agissements du pouvoir.

Des solutions à proposer? Pour ma part, j'en avance deux. Deux plaquettes à mettre de toute urgence au programme des cégeps:

Petit cours d'autodéfense intellectuelle, de Normand Baillargeon (2005, Lux éditeur). Dans ce brillant manuel de la pensée critique, bourré d'exemples et ancré dans la réalité, on donne au lecteur une série d'outils pour comprendre ce que veulent vraiment dire les discours politiques et publicitaires, les statistiques et les formules en tout genre dont son cerveau est quotidiennement bombardé. On devrait tous en avoir un dans sa poche arrière.

Indignez-vous!, de Stéphane Hessel (2010, Éd. Indigène). Phénomène littéraire en France depuis sa parution en octobre dernier – il s'en est écoulé près de 2 millions d'exemplaires! – et arrivé il y a quelques semaines chez nos libraires, ce court texte (20 pages à peine) est le cri du cour adressé aux jeunes générations par un ancien résistant et diplomate de 93 ans (par ailleurs l'un des rédacteurs, en 1948, de la Déclaration des droits de l'homme mentionnée plus haut). Hessel y appelle à une «insurrection pacifique» pour que la jeunesse se voie proposer autre chose «que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous».

Je suis sérieux. Placer au programme ces deux opus aiderait au moins un peu à contrer le triste slogan de notre époque, qui n'est pas «Big Brother vous regarde», mais bien «Votre nombril vous regarde».